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NEEL DOFF

1858 - 1942

( Cornelia-Hubertina Doff )

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Avec cette hollandaise nous touchons à ce qu'il y a de plus horrible dans la misère : qu'elle devienne naturelle, normale, pour ceux qui la vivent.

Issue d'une famille de neuf enfants dont les parents sont de braves gens irresponsables, elle connaît dans son enfance une misère totale. Faim, froid, expulsions, prostitution, prison - pour un de ses frères -, maladies celles surtout de la pauvreté et du dénuement, la vie qu'elle nous expose dans une œuvre autobiographique est celle qu'ont connu des enfants du sous-prolétariat des siècles derniers, celle que connaissent - parfois en pire - des enfants du tiers-monde, celle que nous voient comme avenir les salauds qui nous gouvernent et qui travaillent pour les puissances financières. Neel Doff sortit de cette condition, certainement après être passée par la prostitution, ce dont elle se défendit après l'avoir écrit, en épousant un journaliste puis, veuve, un avocat. Bien que le doute soit permis, il est peu vraisemblable qu'elle ait inventé au milieu du réel cette activité. On comprend aisément qu'elle l'ait niée plus tard et elle donne dans Keetje des lignes inoubliables sur ce sujet dans un contexte de famine pour les siens ainsi que sur la marque que cela peut laisser. C'est à cinquante et un an qu'elle décida, en regardant jouer des enfants, de mettre en mots ses souvenirs. Elle le fit en français, langue qu'elle avait apprise tardivement. Ces souvenirs sont à la fois effarants et d'une valeur littéraire certaine malgré ou en raison l'absence de recherche et parce que porteurs dans une langue limpide d'une authenticité totale.

 

Bibliographie :

               

- Jours de famine et de colère        1911

- Keetje            1919

- Keetje trottin         1921

- Angelinette           1923

- Une fourmi ouvrière        1935

- Contes farouches            1988

 

Jours de famine et de détresse : Dans ce livre, son premier, Neel Doff, nous raconte, par touches, son enfance. Il s'agit d'une suite de souvenirs ponctuels, chronologiques, tous anodins, tous horribles. Anodins par l'aspect quotidien, anodins parce qu'ils sont le vécu de gens qui perçoivent certes qu'il y a autre chose, mais qui sont englués dans leur situation, horribles parce que relevant de l'inimaginable. Avec Neel Doff nous touchons au quotidien la réalité d'une misère que nous ne connaissions que par quelques lignes des livres d'histoire, de livres d'histoire pas encore revisités par la racaille de la droite négationniste française qui, partant de la colonisation, s'apprête à la Grande Fraude Définitive. Encore plus qu'André Baillon, Neel Doff nous touche par la simplicité et la force de ce témoignage.

" Ces scènes, dont nous sortions honnis et maltraités, étaient toutes provoquées par notre pauvreté, car, quand c'est pour le plaisir, ce sont toujours les déguenillés que l'on rosse. "

" Quand je me rêvais la Belle au bois dormant, le bois m'embarrassait fort parce que je n'en avais jamais vu. "

La découverte du français, Neel la fit au travers d'un " Non, non !" prononcé par une petite fille riche dont gamine elle avait décliné l'aumône. Ces mots devinrent pour elle le signe de la protestation. Quarante ans plus tard, c'est en français qu'elle témoignait.

" Moi je n'avais rien pris : j'avais la gorge serrée et l'estomac fermé, et chez nous, on ne demandait jamais si on voulait manger : on ne donnait qu'à celui qui réclamait. "

Keetje : Il n'y a pas de rupture entre Jours de famine et de détresse et Keetje cela à un tel point que dans l'édition regroupée des trois livres autobiographiques de Neel Doff de Jean-Jacques Pauvert on passe de l'un à l'autre sans s'en rendre compte. De la résignation de ses parents à la faire se prostituer, l'auteur nous dit et ce sont les dernières lignes de Jours : " J'étais trop jeune pour comprendre que, chez eux, la misère avait achevé son œuvre, tandis que j'avais toute ma jeunesse et toute ma vigueur pour me cabrer devant le sort. " Keetje débute par : " - Keetje, mon Dieu, les petits n'ont pu aller à l'école depuis deux jours : comment voudrais-tu ... sans manger ? - Hein, faisais-je. Et je me levais de mon vieux canapé, et prenais au portemanteau tout un attirail de prostituée, qu'une fille morte de tuberculose avait laissé chez nous. Je mettais les bottines à talons démesurés, la robe à trois volants et à traîne, un trait de noir sous les yeux, deux plaques rouges sur les joues et du rouge gras sur les lèvres. .... En m'attifant j'épiais ma mère ... Va-t-elle venir avec moi ? Je ne vais pas seule ; non, pour rien au monde ..." Dans ce second volume, les " tableaux " cèdent la place à un récit plus lié, mais le ton demeure exactement le même et cela vient naturellement en épousant les souvenirs moins fragmentaires au fur et à mesure que l'on avance chronologiquement. La narratrice a plus le contrôle de sa vie et on la voit se dégager lentement de l'obsession de la faim. La faim pour elle et, surtout, pour la tribu des frères et sœurs et même pour ces parents dont elle a pitié. Un peintre lui donne un livre français et un dictionnaire français-allemand, elle apprend ainsi cette langue dont elle va si bien se servir trente ans plus tard, elle nous dit : tous les verbes étaient à l'infinitif, ce qui me gênait énormément. Cela rappelle Istrati et les cinq mille mots collés aux murs de sa chambre. il y aurait une histoire à écrire et une analyse à faire des motivations de ces écrivains de la misère qui ont appris seuls, dans des conditions difficiles, une langue, la nôtre, dont ils ont fait un outil si prenant. Keetje, c'est le livre de la libération, une éducation culturelle, artistique, une découverte et prise de possession de soi par une jeune femme énergique qui sait passer par-dessus les déceptions. Au sujet de Rousseau et des Confessions : " Il y avait donc eu des misérables qui avaient osé parler et ne pas cacher leurs souffrances et leur avilissement involontaire ... Puis était-ce un avilissement quand on avait été contraint ? Est-ce que l'avilissement ne vient pas d'actes volontaires et choisis ?" Un homme avec qui elle vit lui dit : " Ma petite bête, quand on ne t'a pas vue depuis un temps, ton allure de pensionnaire et de jeune fille du monde frappe, et jamais personne ne pourrait soupçonner ce que tu es ... - Ce que je suis !!! j'étais prête à pleurer ... Tout avait été si beau ... enfin !!!" Du même homme, elle nous dit : " Sa reine de Prusse ( il est allemand ) a une tête de bonne d'enfant. S'il trouve cette figure jolie, comment peut-il aimer la mienne ? Aussi, il ne l'aime pas ; mais les autres le trouvent bien et ça le flatte. Quand on m'admire, c'est lui qui rougit d'aise ; tout son être exprime alors : " hein, c'est moi qui couche avec elle, et vous voudriez bien être à ma place ..." Je ne l'ai vu ému qu'un jour de dégringolade de Bourse : alors de grosses larmes lui coulaient le long des joues, et il tremblait comme une feuille ..." Elle lit Crime et Châtiment et se pose une fois de plus la question : ai-je bien fait ? " Quand à Sonia, je croyais que c'était moi : sa timidité devant les hommes, je l'avais eue - je l'avais encore, mais je la cachais - et son geste fut identique au mien : nous nous étions sacrifiés consciemment , sachant et voyant dans quelle bourbe nous nous enfoncions, d'où personne ne nous aurait tiré au contraire ... Tant pis pour nous, il le fallait, et c'était en pure perte, disait Dostoïevski ... en pure perte ? Je ne sais. Ils ( les frères et sœurs ) ne sont pas devenus grands seigneurs, mais ils ne sont morts de faim !..." Concernant Zola : " J'ai lu à cette époque tous les Zola qui avaient paru. Il ne m'émouvait pas. J'avais la sensation de je ne sais quelle peinture superficielle, d'une réalité inventée ou observée en surface ; il me semblait qu'il s'était trop fié à son intuition surtout quand il s'agissait du peuple ... L'intuition ne vous livrera jamais l'âme de cet être malodorant qui déambule là, devant vous ..." Il n'y a pas là une condamnation de Zola, simplement le constat par une personne qui aurait pu être une de ses héroïnes de ce qui sépare la réalité de la littérature fut-elle géniale. Elle fait des réserves égales concernant Hugo pour ajouter plus tard qu'elle " était bien revenue de ses  préventions " contre lui. Vers la fin du récit, l'héroïne visite Amsterdam avec son ami, c'est alors une bordée de souvenirs qui complètent Jours de famine et de détresse jusqu'à cette fièvre intermittente qui disparaît à la campagne dans l'odeur des fleurs pour réapparaître dès le retour dans la puanteur du cloaque familial. Ses souvenirs racontées, elle ne dort pas, les fantômes viennent la hanter. Quelque chose en demeure toujours. Pour clore ce récit remarquable après l'épisode du neveu enjeu qu'on ne lui confie que pour lui soutirer de l'argent, il y a la mort du compagnon auprès de qui elle a vécu sa transformation d'être informe de la misère en bonne dame éveillée aux beautés et la nostalgie douce amère. Un destin hors normes, une leçon d'histoire, une des plus belles pages de la littérature française qui n'y trouve pas le sort qu'elle mérite. Il faut avouer qu'elle laisse peu de place aux élucubrations des professeurs condition indispensable pour être sacré par eux grant'écrivain !

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m à j 22-12-2005