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 UNE VICTOIRE DU PUBLIC : GEORGES SIMENON

 

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En lisant : Le Charretier de la Providence  Maigret et l'Affaire Saint Fiacre  Les Fiançailles de monsieur Hire  Pedigree  La fenêtre des Rouet

Messagerie ( Bourgeois.andre@9online.fr ) ( Français seulement, les pièces jointes ne sont jamais ouvertes. )

Quoi qu'on en dise, c'est le public, le grand public (*), qui fait les vraies gloires littéraires, je veux dire les gloires durables. Zola vit encore et c'est bien le fait de ceux, innombrables, qui de génération en génération, le lisent. Si Stendhal fut redécouvert par des lettrés amoureux, c'est le public qui le consacra et qui depuis lui garde sa place. Il en est de même de bien d'autres. En ce qui concerne Simenon qui va entrer dans la pléiade par deux volumes de romans et un album, cette reconnaissance tardive est et n'est que le fait du grand public qui l'a finalement imposé. Certes, Gide avait reconnu quel romancier d'exception était Simenon, certes d'autres, à sa suite, l'avaient placé à sa juste place : la première de son siècle en tant que romancier, mais les universitaires et c'est le moins que l'on puisse dire, ne l'ont ni reconnu, ni promu, cette consécration se fait malgré eux, contre eux si je puis dire prouvant ainsi que leur avis en matière de gloire littéraire est nul et heureusement sans importance. Ils ne peuvent que faire survivre artificiellement un certain temps certains moribonds des lettres qui, ainsi, encombrent sous divers prétextes les histoires de la littérature et contribuent à éloigner de cette dernière nombre d'étudiants. Cela va de l'écrivain novateur qui n'a rien écrit au chef de file d'obscures écoles d'agités, qui a passé sa morne vie en excommunications à d'autres œuvres à significations cachées, à intentions multiples... bref, tout ce qui se prête à d'éternelles analyses, à d'inimaginables vivisections, la matière molle d'une sorte d'anti-littérature faite d'intentions échouées et de bonnes ou mauvaises idées prétentieuses.

Simenon, c'est avant tout la vie, la force de la vie et la capacité de la restituer. Je lis maintes choses sur les héros de Simenon qui seraient pâles, dépourvus de consistance, réduits à je ne sais quoi... que compensent depuis peu des élucubrations de professionnels de la littérature qui se mettent la cervelle en quatre, cela ne fait pas grand chose à partager, pour trouver chez Simenon du style et encore bien d'autres choses. Mais je pense que la principale caractéristique des héros de Simenon, est qu'ils ont tous un poids incontournable d'humanité. Que cette humanité ne flamboie pas toujours selon les concepts habituels de la bonne société qui en a une certaine difficulté à y reconnaître une vie, celle de ses concitoyens, cela ne fait aucun doute. Qu'elle fasse, cette "bonne société", disons le, souvent la fine gueule devant, est tout simplement significatif de l'artificiel dans lequel elle se situe et qu'elle n'est plus capable de saisir ou de reconnaître ceux qui saisissent le réel à bras le corps, Georges Simenon était de ceux-là et le public, bien avant les suiveurs diplômés au prétentieux charabias, l'a reconnu !

 

Quiconque s'est essayé à la création littéraire ne peut que reconnaître au premier livre, même les plus mauvais, le don de Simenon pour le roman, sa capacité de faire vivre, de vivre ses héros, de les doter de leur propre nécessité. Le grand romancier, c'est cela et ce n'est que cela, le reste n'est que talent, technique, savoir faire, il peut être obtenu par le labeur, par l'acharnement, la capacité créatrice, elle, est ou n'est pas. Chez Simenon, elle est au plus haut point et on reste éberlué de sa capacité à se glisser dans des peaux multiples, à vivre des vies multiples, à faire agir, parler autant de personnages, à suivre autant de destins et à les restituer avec autant de force.

 

Avec la consécration de Simenon par l'Institution littéraire arrive une sacré période de turbulences : les commentaires des universitaires et autres professionnels de l'écrit, cela a commencé et va durer tant que l'os sera bon à ronger, il va sans dire que tout cela est absolument sans importance : l'œuvre existe en dehors, malgré et elle s'est passée de ce monde assez longtemps pour survivre à son assaut intéressé!

 

(*) Je ne fais pas partie de ceux qui s'inclinent volontiers devant les goûts du grand public, mais je crois qu'il faut distinguer entre ses engouements passagers, souvent exécrables et qu'il oublie dans le temps d'une génération quand ce n'est pas d'une saison et le succès durable qui quand il existe recouvre en général une vraie valeur. Cela ne signifie pas, bien entendu, que le verdict de ce grand public soit définitif et sans appel!

La date suivant le titre est la date de parution en volume, quand il y a deux dates, ou série de dates, la première date ou série sont les dates d'écriture de l'œuvre, la seconde la date de parution en volume.

 En lisant : Le Charretier de la Providence. (1930 - 1931)

J'avais, dès les premières lignes, une impression de réminiscences de films, des images qui seraient venues de je ne sais où flottaient sur le texte. L'œuvre de Simenon a été l'objet de tant d'adaptations cinématographiques, de tant de films et téléfilms, que ces sortes de visions n'ont rien d'étonnant. Mais, au fil des pages, je me suis rendu compte que les images ne venaient que du texte. Je ne sais quel âne a pu écrire que Simenon n'avait pas de style. Prenons l'exemple de ce roman et demandons-nous d'où vient cette force d'évocation de l'auteur ? Ici tout est description. Pourquoi alors ce public qui souvent passe quand il lit les descriptions jugées ennuyeuses, a-t-il fait un tel succès à cette œuvre ? C'est que, chez Simenon, tout entre dans l'action. Tout élément descriptif semble entrer dans une sorte de puzzle dont on sent qu'il conduira à la solution de l'énigme, dans le charretier d'un premier, puis d'un second crime. Simenon fait parler, je dirais dialoguer puisqu'il s'agit généralement de dialogues, ses personnages. Tout se passe comme si on se trouvait en face d'un auteur dramatique ou d'un cinéaste, qui mêlerait au dialogue de sa pièce ou de son scénario, réduit au strict nécessaire, les indications de mise en scène, les instructions de jeu des personnages, les cadrages de la caméra, le tout fondu dans un discours simple. Un phrase = un élément. C'est une machinerie qui fonctionne merveilleusement. Evidemment, le romancier se permet des intrusions dans l'invisible, mais quand il nous dit l'agacement ou le mouvement de surprise réprimé d'un personnage, n'est-ce pas encore un signe, une indication de jeu pour celui qui endossera le personnage  ? Et le premier à endosser le personnage, l'enquêteur d'abord, les autres ensuite, c'est le lecteur. Simenon atteint à la perfection du style narratif. Il ne laisse au lecteur aucun espace comme au cinéma. Le récit se déroule rapidement même quand il ne se passe rien parce que tout y est découverte. Il est nourri de mille petites touches, chacune à sa place, qui répondent à une nécessité, celle qu'a créée l'auteur. On ne peut manquer de noter qu'au moment même où tous les énuques du Nouveau Roman proclamaient la mort de ce dernier, se tordaient le cerveau pour justifier leur impuissance en quête de nouveautés, celui-ci explosait dans une œuvre populaire sous la plume d'un auteur usant d'un langage simple, méprisé par l'Université, et qui le portait à sa perfection, une perfection capable de séduire de prestigieux dilettantes comme Gide et des gens très simples, étrangers au domaine littéraire. Ce savoir faire acquis au fil de l'écriture de dizaines de romans de tous genres, est avant tout celui d'un artisan prodigieux et vient nous rappeler que le roman est le domaine de l'artisan. Le "cas", trop souvent objet d'analyse dans le roman moderne, nous est restitué chez Simenon en tant que solution d'un mystère, d'une énigme, qui garde une partie, peut-être, de son opacité, telle qu'elle demeure pour le public, mais après qu'on ait pu prendre connaissance du cadre dans lequel elle s'est dénouée. Là où le héros s'épuise en tant que témoin, objet, de l'écrivain philosophe ou psy, il vit et tient sa place dans le monde et dans la comédie humaine de Simenon.

Pour revenir au début de cette note, quelle prodigieuse force, provision d'images et de personnages, de milieux et de comportements chez un auteur tel que Simenon, car, si bon artisan qu'il soit, le romancier doit nourrir son œuvre ! La première source d'émerveillement devant cette œuvre demeure cette force exceptionnelle !

Quand on parle du langage simple de Simenon, il ne faut pas perdre de vue qu'il colle toujours au milieu dans lequel l'auteur nous fait évoluer. Il ne rechigne pas à utiliser par exemple les langages techniques, dans le charretier, celui de la batellerie, qui devient dans ce contexte commun. A ce sujet, j'ai connu des lecteurs qui refermaient un livre dès qu'ils tombaient sur un mot "savant", souvent un de ces archaïsmes qu'aiment les écrivains poseurs ; les mêmes lecteurs, se précipitaient sur leur dictionnaire ou leur encyclopédie pour découvrir ce qu'était une péniche "avalante". Ils découvraient avec intérêt ou satisfaction, qu'elle était une péniche qui dévalait, qui suivait le fil du courant. Dans le grand Robert, ils auraient même trouvé deux citations du Charretier de la Providence dont celui dans lequel ils venaient de rencontrer ce terme (*1. Simenon utilise un langage simple, celui de ses personnages qui n'est jamais ou que rarement vulgaire parce que, contrairement à Céline, le peuple - surtout celui d'avant la seconde guerre mondiale - n'est pas, en général, vulgaire, il n'est que simple, naturel. Simenon utilise un langage nécessaire et c'est, à mes yeux, la première qualité d'un style.

Le récit terminé, le coupable des deux assassinats mort, on peut se demander ce que l'on a lu ! Du début à la fin de ce récit linéaire, on a suivi Maigret. Un Maigret découvrant la batellerie, pédalant sur les chemins de hallage, regardant les péniches écluser ou observant le Colonel, un vieil anglais qui noie ses déceptions dans le whisky, entre deux femmes de hasard, au coté d'un marin russe et d'un gigolo. Il faut de l'art, plus qu'un simple savoir faire pour entraîner le lecteur, ne pas laisser se relâcher son attention, avec une si mince intrigue si peu exploitée et après avoir révélé le nom du coupable dans le titre !

1) Si le lecteur avait possédé le Grand Larousse de 1923, en deux volumes, il aurait également trouvé cette définition.

 Trois Chambres à Manhattan : (1946)

Il ya comme une sorte d'écho de Monsieur Monde dans ce roman plus connu. Mais le thème est la découverte de l'amour, de cet amour qui va lié deux être pour lesquels il est devenu une nécessité et parce que ce qui fait sa force, c'est cette nécessité de l'autre - d'un autre proche, semblable en demande d'autrui -. Ecrit "à chaud" par l'auteur après une forte aventure, (cf Pierre Assouline - Simenon pp 380-81) ce roman nous emporte sans avoir besoin d'un quelconque suspens. François Combe acteur célèbre que sa femme, une actrice qui lui doit sa carrière, a quitté, s'est enfui à New-York où personne ou presque ne le connaît. Elle n'est pas la plus belle, peut-être même pas vraiment belle, elle est peut-être au bord de l'effondrement, mais ces deux vont se reconnaître, se trouver et vivre l'un par l'autre. Cette (re)naissance à la vie, est loin d'être une histoire à l'eau de rose même si l'intrigue pourrait être ainsi utilisée.

 La Fuite de Monsieur Monde : (1944 - 1945)

Monsieur Monde a hérité d'une bonne "Maison" que son père qui l'a tenait de son propre père, fondateur, a failli ruinée. Il l'a redressée, il est marié, sa vie est toute tracée entre les murs hérités eux-aussi. Un beau jour, il solde le compte courant de son affaire, il y a des titres dans le coffre, "ils" pourront se débrouiller, et part. Marseille, puis Nice, il a rencontré quelqu'un, une femme, ils restent ensemble un certain temps, monsieur Monde change de vie ... C'est une suite d'événements imprévus qui feront entrer Monsieur Monde "en possession" de lui. Roman d'une petite aventure, d'une éclosion, Simenon nous montre au détours un petit pan de vie nocturne de Nice.

"La luisance de la peau contrariait l'effet des fards, si bien que ce n'était plus la même femme, c'était un visage plus humain, quelque chose de très jeune, de très pauvre, d'un peu vulgaire. Elle avait dû naître dans une bicoque de faubourg, trainer bébé, mal mouchée et le derrière nu, sur un seuil de pierre, courir les rues en revenant de la communale." pp 137-138 (Edition Tout Simenon, France Loisirs, T1)

 La fenêtre des Rouet : (1942 - 1945)

Il y a deux personnages importants dans ce roman, celle qui regarde et par les yeux de laquelle on voit les choses, et celle qui est regardée. C'est un roman de la solitude, de la misère relationnelle. La famille y apparaît sous un jour sinistre, prison, enfermement, haines et mesquineries. L'héroïne, celle qui voit aurait pu être une héroïne de Julien Green avec un peu de folie morbide, sans, elle est une femme qui passe à coté non de sa vie, mais de la vie, d'où sa soif, son besoin de regarder. C'est sur un quasi crime que s'ouvre le roman, durant lequel on s'interroge sur l'éventuel commencement du roman policier. Je ne dirai pas ce qu'il en est, laissant le suspens pour le lecteur éventuel. Simenon a imaginé un roman qui se noue et se déroule en grande partie à une fenêtre, en 1953, (sortie en 1955) Hitchcock tirera un chef d'œuvre d'une même situation vécue par des héros très différents mais tout aussi voyeurs.

L'air est fluide, les objets sont à leur place, avec leur couleur, leur densité, leurs reflets, avec leur humilité rassurante, tous sont à portée de la main de Dominique, qui a voulu réduire son univers aux quatre murs d'une chambre, et à cette heure là, on pourrait dire que le monde visible au-delà du rectangle bleu pâle de la fenêtre, ce grand espace de la fraicheur matinale, où les moindres bruits font écho lui appartient aussi puisque la vieille Augustine n'est pas levée. " p 50  " Je ne savais pas que vous ne pouviez pas agir autrement ..." p 68 " Transformer une froide nécessité en un vice pour l'humaniser " p 70 " Etait-ce cela la vie ? Un peu d'enfance inconsciente, une brève adolescence, puis le vide, un enchevêtrement de soucis, de tracas, de menus soins et déjà, à quarante ans, le  sentiment de la vieillesse, d'une pente à descendre sans joie ?" p 98  (Edition Tout Simenon, France Loisir, T 1)

 La pipe de Maigret (1945 - 1947)

Une nouvelle qui accompagne Maigret se fâche. Des objets qui changent de place dans un appartement où chaque chose a sa place, millimétrée. Parce qu'il a volé la pipe de Maigret dans son bureau de la PJ, Joseph aura la vie sauve ... Un petit texte policier bien enlevé.

  Maigret se fâche (1945 - 1947)

Ce court roman - ou longue nouvelle -, est un petit bijou. Un ou plusieurs "crimes" qui sont, de par leur nature, hors du champ de la justice, un Maigret retraité qui erre dans les mystères familiaux, deux frères dont l'un très réussi, et un dénouement fort bien choisi. La densité du récit nous accroche et ne nous lâche pas. On sent la fragilité des choses humaines et la vulnérabilité des empires privés devant les intrigants et les arrivistes sans scrupules. Barma avait fait une adaptation télévisée de ce roman, fort bien réussie surtout en le personnage d'Ernest Malik, machiavélique et inquiétant. Quelques écarts par rapport au roman dont on se demande bien en vain les raisons.

 Maigret à New-York (1946 - 1947)

Ce roman est celui d'une affaire policière qui n'existe pas. On croit la deviner et jusqu'au dénouement on s'attend à découvrir une substitution. Maigret suit cette piste jusqu'à ce qu'il comprenne "l'autre" affaire qui sera confiée à ses collègues de New-York. Simenon nous livre quelques détails intéressants concernant son inspecteur puis commissaire favori, sur la "méthode Maigret", une méthode qui n'est pas sans rappeler celle du romancier. " ... Or primo, je ne suis pas intelligent. ... Secundo, je n'essaie jamais de me faire une idée sur une affaire avant qu'elle soit terminée. " p 616 " Maigret, tout à coup, paraissait plus épais, plus pesant. Il avait une façon différente de serrer sa pipe entre ses dents, de la fumer à bouffées courtes et très espacées, de regarder autour de lui d'un air presque sournois, en réalité parce qu'il était entièrement pris par son activité intérieure.        Cela signifiait, en somme, que les personnages du drame venaient, pour lui, de cesser d'être des entités, ou des pions, ou des marionnettes, pour devenir des hommes.         Et ces hommes-là, Maigret se mettait dans leur peau. Il s'acharnait à se mettre dans leur peau.         Ce qu'un de ses semblables avait pensé, avait vécu, avait souffert, n'était-il pas capable de le penser, de le revivre, de le souffrir à son tour ?         Tel individu, à un moment de sa vie, dans des circonstances déterminées, avait réagi, et il s'agissait, en somme, de faire jaillir du fond de soi-même à force de se mettre à sa place, des réactions identiques. " p 618-619 

 Au bout du rouleau (1946 - 1947)

C'est encore une histoire de couple que nous offre Simenon. Un couple de hasard qui "prend mal" parce que l'homme, "un petit voyou" dirait-on, mais bien élevé, capable de bonnes manières, buveur et joueur, se sent solitaire et différent. Une différence qu'il recherche chez d'autres, qu'il ne reconnaît que rarement, une volonté de ne pas accepter qui va le conduire à un choix définitif après en avoir côtoyé d'autres.

" Est-ce que réellement les photographies des personnes mortes s'effacent peu à peu, se voilent comme de mélancolie ? Il le croyait, à cette époque là. n y pensait chaque fois qu'il regardait le portrait de sa mère dans un cadre ovale, noir et doré. " p 403

 Lettre à mon Juge (1946 - 1947)

Un homme s'explique dans une longue lettre à son juge. Il s'explique mais seulement après avoir été jugé et, au fil de son récit, dans cette lettre qui devient roman, il note la distance, l'abîme qu'il y a entre ce que les autres ont perçu de lui, de ses proches et de son affaire et la réalité. Il a été étranger à son procès, un Etranger qui durant quelques pages peut nous faire penser à un autre, celui de Camus. Mais le récit bifurque et se centre sur un couple fort, nécessaire. Nécessaire, c'est le mot important. Un couple qui ne pouvait pas ne pas exister à partir du moment où les deux protagonistes se sont rencontrés.

" Il y avait un homme qui ne pouvait pas agir autrement qu'il agissait, un point c'est tout. Qui ne le pouvait pas parce que ce qui était soudain en jeu, après quarante ans, c'était son bonheur à lui, dont personne ne s'était jamais soucié, ni lui-même, un bonheur qu'il n'avait pas cherché, qui lui avait été donné gratuitement et qu'il ne lui était pas permis de perdre." p 715 C'est en effet la nécessité qui va conduire les deux héros de ce roman comme elle conduit de nombreux héros de Simenon, des héros qu'elle fait parfois criminels : coupables, mais seulement coupables de respirer. " Le Poker-Bar? Moi-même, mon juge, il m'est arrivé, avant de connaître Martine, de regarder ses lumières crémeuses avec nostalgie et d'avoir envie d'en devenir un des piliers. Avoir un rond de lumière où se réfugier, comprenez-vous? Où se réfugier tout en étant soi-même, parmi des gens qui vous laissent croire que vous êtes quelqu'un. " p 734  L'amour de l'auteur de la lettre à son juge, a agi, aimé, par nécessité, parce qu'il devait exister et que cette fille, rencontre de hasard, le lui permettait. ... " "- Tu ne m'aimes plus. Tu en aimes une autre. Tu as besoin de sa présence. Cependant, parce que moi, je t'aime encore, j'exige que tu y renonces et que tu restes avec moi. " Rester avec un être qu'on n'aime plus et qui vous inflige la plus atroce des douleurs, comprenez-vous ça ? Imaginez-vous les tête-à-tête, le soir, sous la lampe, sans oublier le moment où les deux êtres dont je vous parle se glissent dans le même lit et se souhaitent le bonsoir ?" p 736 " Nous ignorions où nous allions, mais nous ne pouvions pas aller ailleurs !" p 736 " Si l'on me demandait aujourd'hui à quoi on reconnaît l'amour, si je devais établir un diagnostic de l'amour, je dirais : " D'abord le besoin de présence. " ... " Ensuite la soif de s'expliquer. " " p 738 " Il existe un degré dans le dégoût de soi où l'on se salit davantage, pour arriver plus vite au bout, au fond, parce qu'alors il ne peut plus rien arriver de pire. " p 745

 Le destin des Malou (1947)

Au bout du Rouleau, Lettre à mon juge, se terminent par des suicides, celui du personnage central. Au contraire le Destin des Malou s'ouvre sur le suicide d'un des deux personnages centraux, celui à la quête duquel partira l'autre, son fils. Malou père est-il un chevalier de la finance ? Le fils va découvrir deux portraits du père, contradictoires mais révélant le même homme, simplement sous des éclairages différents. Qui était ce père, pourquoi tous ses biens sont-ils saisis ? Fuyant une famille qui n'en a jamais été une, le fils se retrouve entouré de gens simples. Ceux qui ont connus son père sous un jour très favorable, ceux de l'auberge où il a pris pension ou de l'imprimeur qui l'embauche.  La quête ne dure pas longtemps, c'est en même temps une éducation, une éducation rapide pour le fils marqué du petit signe des Malou. Simenon nous brosse un arrière plan d'une bourgeoisie provinciale affairiste, profiteuse et hypocrite, faite de petitesses, de mesquineries, face à d'autres, des plus modestes, simples, directes, capables de générosité et de dépasser les apparences sous lesquelles les autres tentent de se faire une virginité bien perdue. Le premier rôle bien marqué dans ce roman entre celui qui en sort dès les premières pages pour devenir obsédant, et celui qui part à sa recherche, nous place dans une certaine distance, renforcée par le double aspect de la vérité du disparu. Le héros n'aura pas sa statue sur le socle prévu à cet effet, mais le quartier nouveau porte son nom et son fils aura peut-être trouvé sa voie. Un roman attachant dans lequel on entre peut-être un peu lentement mais qui vaut la peine d'insister.

 Maigret et l'Affaire Saint Fiacre. (1932)

Nous voyageons avec ce roman aux pays des racines de Maigret. J'en connais trois adaptations au cinéma ou à la télévision, la meilleure qui est la moins fidèle est certainement celle de Jean Delannoy (1958) avec son cortège d'acteurs campant remarquablement des personnages d'une médiocrité totale. Simenon quant à lui nous campe un Maigret on ne peut plus passif errant dans les vestiges d'un passé dégradé. Personnages qui sortent de l'ordinaire, médiocres qui ne sont que des caricatures de leur rôle y compris la morte, cette comtesse qui était pour l'enfant Maigret l'inaccessible. Il a suffit de la mort du Comte... Chaque homme a son heure, l'heure du Comte sera celle de la mort de sa mère, quand il démasque son assassin - ses assassins - retrouvant un instant les gestes de ses aïeux, mais ne se parant plus que d'un cynisme de fin de famille. Jamais peut-être Maigret n'a été autant spectateur mais il l'est ici de lui même, de son passé.

 Les fiançailles de Monsieur Hire. (1933)

Un des meilleurs romans de Simenon. On suit ce petit homme solitaire qu'un spectacle vient troubler à sa fenêtre. Monsieur Hire, un peu escroc, est suspect à tous parce que solitaire. C'est sur lui qu'un couple jette son dévolu pour faire porter le crime de l'homme, un misérable que l'on ne fera qu'apercevoir. Le passage de Monsieur Hire devant le commissaire rappelle celui de Crainquebille devant le juge. On notera les quelques mots qui suffisent à Simenon pour mettre en opposition la pauvre vie des parents de Hire et la vision qu'en garde la police dans ses archives : un chef d'œuvre. Nous sommes très loin de la police scientifique, des grands enquêteurs, le rêve de Monsieur Hire, qui ne se demande même pas si on peut l'aimer, qui offre sans illusion le partage de ses bons du trésor pour toute séduction, ne se réalise pas. Il échappe au début de lynchage qui découle naturellement de sa désignation en tant que coupable et l'affaire se dénoue sous les yeux du vrai criminel et de sa complice qui n'a qu'un souci : convaincre son ami qu'elle n'a même pas couché pour compromettre le malheureux. Une remarquable économie de moyens pour un maximum d'efficacité.

     

Georges Sim : écrire pour apprendre, Simenon écrit dans tous les genres populaires.

 Pedigree. (1941 et 1943 - 1948)

Après les deux volumes pléiade de choix de romans, le troisième dont Pedigree est le plat de résistance était indispensable. Ce roman est en fait un long récit à caractère autobiographique avec les réserves qui s'imposent, qui nous mène de l'enfance à la jeunesse du héros dans la ville de Liège, auprès de son père, le bon et calme Désiré et de sa mère, la difficile et entreprenante Elise, entre les familles Mamelin et Peters. Simenon démontre dans cette œuvre la force de son art du récit car c'est sur cela que repose ce livre, œuvre de sociologue et d'ethnologue. Ecrit durant une guerre, le texte s'arrête à la fin de la guerre précédente sur la mort du père. Aucun autre texte de Simenon ne permettra mieux de saisir sur le vif l'art de conteur de l'auteur dépouillé de toute intrigue, de tout suspens. L'observation, la faculté de peindre les personnages, de leur donner un poids de réel, d'évoquer les décors, les mœurs, sans verser dans l'état civil comme un Balzac, la subtilité du portrait du père qui court tout le long de ce roman, les touches historiques qui s'insèrent le plus naturellement du monde dans la vie de ces gens "ordinaires", tout cela est d'un maître et nul doute que Simenon ait été le plus grand romancier de ce siècle qui s'est sans cesse interrogé sur le roman, qui a vu certains, stériles, en prédire la mort. Il pose par l'exemple la pérennité d'un genre qui, au-delà des théories, incarne la vie et ne s'affirme qu'en existant. Le récit de Simenon est fluide, l'écriture est visuelle, celui qui conte observe et c'est bien là la grande qualité d'un romancier. Je retiendrais en exemple de ce style quelques paragraphes : " Il (Désiré) accomplit toutes ses tâches avec un égal plaisir. Quand il se lave les mains, lentement, à la fontaine qui est accrochée derrière la porte, c'est une caresse, une joie.        Une joie encore de découvrir la machine à écrire à double clavier, de changer de place la gomme, les crayons, les papiers ..." p 494 (Pléiade) Désiré, le grand Désiré, est un homme de devoir, un homme heureux dans une vision sereine du monde qui s'ordonne dans les gestes quotidiens, ceux qu'on fait de tous temps, qu'on doit faire. Le dernier jour avant le déménagement Désiré " adresse un mélancolique adieu au gardien de nuit qu'il ne verra jamais. " ^p 509 Dans le chapitre précédent on nous dit comment il en suivait les mouvements en ombre chinoise sur les vitres du magasin d'en face. Quand il nous décrit la scène du départ pour l'asile de Félicie, Simenon ne dit que : " Personne ne s'occupe de lui, personne ne lui fait l'aumône d'un regard ou d'une parole, car c'est Coucou, le mari de Félicie, qui l'a tellement battue qu'elle en est devenue folle. " p 698 Le narrateur, c'est l'homme qui fut Roger, qui nous dit des années plus tard, le monde de Roger et sa perception du monde évolue au fil du récit. " Le monde se complique. Il n'y a pas si longtemps encore, les choses n'existaient que pendant le temps qu'on les voyait dans la lumière, puis elles retournaient au néant ou dans les limbes. " p 702 "  Au temps où le monde était plus simple, Roger questionnait sa mère sans répit.        A présent il se tait. Quand on le surprend à penser trop loin, il feint de jouer. Il tend l'oreille à ce que disent les grandes personnes ; certaines phrases, certains mots le préoccupent pendant des semaines, d'autres se traduisent par des images qui s'imposent à lui sans qu'il le veuille et qu'ensuite il essaie en vain d'effacer. " pp 702-703 Des anciens qu'il croise, Roger pense : " Ils ont entre soixante et soixante-dix ans. Ils ont atteints le sommet de leur carrière. Ils n'attendent plus aucune surprise de la vie et, chaque jour, ils cheminent à pas comptés, dans la fraîcheur candide du matin, devant les maisons aux volets clos où les gens dorment encore. " p 760

SIMENON et la Pléiade :

Georges Simenon figure désormais pour trois volumes dans la prestigieuse bibliothèque de la Pléiade. Est-ce courage de cette dernière ou bien au contraire timidité d'avoir opéré un choix finalement réducteur ? Si Balzac est le plus grand romancier du XIXème siècle alors, on ne peut hésiter, Simenon est bien le plus grand du XXème siècle. On peut difficilement enfermer le roman dans une définition, toute tentative en la matière est éminemment réductrice, mais on ne peut nier qu'il soit avant tout œuvre de fiction. C'est d'ailleurs le lancinant refuge des romanciers qui refusent d'endosser la vie, les aventures, les forfaits ou les méchantes comme les bonnes pensées de leurs héros. Pas un qui ne se cache avec raison derrière cette caractéristique, qui ne se protège ou qui au contraire en joue pour révéler sans dévoiler ou l'inverse. Sous couvert, le plus souvent, de romans policier, de romans légèrement policier serait certainement plus juste, Simenon a exploré à peu près toutes les couches de notre société. Des ministres aux clochards, des ouvriers, manœuvriers, aux patrons, rentiers sans oublier juges, policiers, médecins, dentistes, notaires et autres au nombre desquels artistes et mariniers, en France, en Belgique, en Scandinavie ou en Hollande comme aux Etats-Unis, Simenon a planté ses décors, exploré ses héros, des "petits Maigret" aux "grands romans", la force de l'écrivain est bien de faire passer des ambiances, des mœurs, des types, parvenant à décrire sans lasser même un public populaire généralement plus demandeur d'action et de suspens que de descriptions. Mais Simenon est fils d'un siècle de psychologues, placé sous la figure tutélaire de l'écrivain-escroc Freud, l'amateur de mamans, si nous connaissons l'état civil de ses personnages, nous les saisissons également dans les replis de leurs êtres social et privé.

Alors ? Fallait-il s'en tenir à des œuvres choisies concernant ce géant et géant populaire des lettres françaises ? L'a-t-on fait pour Balzac, a-ton écarté de la collection des œuvres bâclées sous la pression économique ? Il y aurait pourtant eu quelques volumes de moins si l'on avait seulement conservé le meilleur, ce qui vaut au romancier d'avoir fait oublier son homonyme dans le Panthéon des lettres françaises !

Il y a déjà eu plusieurs éditions des "œuvres complètes" de Simenon, aucune n'est d'ailleurs complète au plein sens du mot puisque Simenon a produit durant de longues années des romans populaires alimentaires bien justement oubliés aujourd'hui, les volumes de la Pléiade ont un coût qui est peut-être de nature à faire hésiter devant une telle opération de longue haleine, d'autres auteurs prestigieux "attendent", la politique éditoriale des Editions Gallimard dans cette collection ne peut pas être critiquée à la légère, elle doit tenir compte de nombreux impératifs. Peut-être verra-ton encore quelques volumes Simenon dans cette collection et ce serait justice.

Note :

Au plan de l'écriture, un écrivain populaire tel Maurice Leblanc, père d'Arsène Lupin, écrit beaucoup mieux que nombre d'écrivains reconnus et célébrés y compris dans la Pléiade.

 

 

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