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Jonathan LITTELL

Les Bienveillantes.

                                                                                                                                            Robert Merle La mort est mon métier

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Les jurés du Prix Goncourt on reçu le Prix Jonathan Littell des Bienveillantes (*). Félicitations aux lauréats, espérons que ce trophée redorera un peu leur blason quelque peu terni.

* On appelle cela : courir après le succès.

Deux romans qui disent en quoi l'extermination des Juifs et des Tziganes fut une entreprise unique dans la sinistre histoire des génocides.

 

Voilà, on nous dit que c'est le livre de l'année, un chef d'oeuvre, une révélation. A chaque fois que j'ai lu cela, je suis tombé sur un livre qui m'est lui même tombé des mains très rapidement et la révélation s'est révélée n'être qu'une de ces habituelles impostures de l'édition consciencieusement relayées ou étayées par la critique professionnelle. Cette fois cependant on parle de Richard Millet qui aurait dès les premières pages reconnu qu'il tenait entre ses mains un manuscrit de qualité. Un critique d'ailleurs reproche à Jonathan Littell d'écrire comme on écrivait en 1920, cela me rassure, c'est donc une garantie qu'il n'écrit pas comme on écrit, hélas, en 2006, les lecteurs du métro en seront peut-être déçus, mais tant pis pour eux, la littérature n'est pas faite pour faire oublier les incommodités de la RATP et puis ... Amélie nous a bien écrit il y a peu de temps, un livre en dialogues comme en produisait cette conne de Gyp avant 1914, à la chaîne et à la ligne, le temps en matière d'écriture comme en d'autres, ne fait donc rien à l'affaire. En tout cas Les Bienveillantes se sont bien vendues puisque la semaine dernière mon libraire m'a répondu : en réimpression. Enfin, ça y est, je tiens entre les mains un gros pavé et je me suis lancé dans sa lecture. " Longtemps, on rampe sur cette terre comme une chenille, dans l'attente du papillon splendide et diaphane que l'on porte en soi. Et puis le temps passe, la nymphose ne vient pas, on reste larve, constat affligeant, qu'en faire ? Le suicide, bien entendu reste une option. Mais à vrai dire le suicide me tente peu. ..." Voilà, un petit hors d'oeuvre, c'est extrait de la première page. Si vous avez du souffle à vos lunettes - si, comme moi, les atteintes de l'âge vous ont déjà touchés, c'est un livre de neuf cents pages grand format, mais cela m'a bien l'air de tenir ses promesses. On nous le dit depuis longtemps, si une large partie d'un peuple a basculé dans l'horreur, c'est que tout peuple peut en faire autant, l'histoire d'ailleurs nous l'a toujours démontré, et, pire, chacun de nous peut devenir un bourreau, des théories ont été édifiées sur ce postulat, on s'est empressé de les adopter, elles étaient bien commode puisqu'on ne voulait pas exterminer les Allemands, seule sanction vraiment méritée à la fin de la guerre mais qui nous aurait ravalé à leur niveau. Dans ces belles théories on a d'ailleurs passé aux oubliettes les dizaines de milliers d'Allemands qui ont payé de leur vie leur résistance au nazisme, je ne parle pas des Juifs qui eux, les malheureux, n'eurent pas besoin de s'opposer pour être exterminés puisque leur nature avait été jugée perverse dans la meilleure tradition chrétienne et avec la bénédiction de la petite ordure papale de l'époque, un ci-devant Pie XII. Tout est affaire de choix mais, le plus souvent, les individus font les choix sans le savoir quand ils ne se font pas au-dessus d'eux, à leur insu. Nous aurions préféré de beaux monstres, des personnages du Marquis de Sade, à la place des froids planificateurs, des exécutants consciencieux, médiocres, sadiques à la façon d'un garçon livreur ou d'un commis boucher - je n'ai rien contre ces honorables professions, vous pouvez les remplacer par n'importe quelle autre activité -, inquiets de ne pas parvenir à bien exécuter leur tâche. Tout cela, Jonathan Littell a choisi de nous le montrer au travers d'une fiction qui met en jeu un narrateur bourreau ordinaire, si ordinaire qu'il s'est, après les " évènements " recyclé dans la peau d'un bourgeois français sans problème. S'il y a, malgré toutes les affirmations des gens très instruits, et pas seulement pour me rassurer - cela n'est plus possible - toujours, ceux, rares, exceptions, qui refusent, en face des quatre-vingt pour cent de la population capable de devenir bourreaux dans une structure habituelle, sous couvert d'une autorité reconnue, alors ceux qui poussent au crime, les publicistes et autres propagandistes, les Drumont, Céline, les Abbé Pierre de l'antisémitisme, les Barrès du nationalisme, les ayatollah et les présidents foireux des Etats-Unis, ces gens ne sont que de petites ordures nuisibles, des dealers en illusions mortifères, les vrais criminels, ceux qui préparent le crime inéluctable dès lors que leurs idées triomphent. Le racisme, la religion, le nationalisme, tout cela, c'est comme la drogue, et quand on ne sait pas quelle peut être notre capacité de résistance il ne faut pas y goûter. Jonathan Littell suit pas à pas son personnage, de massacre en massacre, de progrès en progrès puisque ces gens sont confrontés à des problèmes techniques. Quand je dis que ce héros est ordinaire, cela mérite quand même une précision, le héros commente Platon et Socrate entre deux comptes-rendus de massacres et discute des mérites respectifs des philosophes marxistes et nazis avec un commissaire au peuple juste avant qu'on ne le rende à ses bourreaux pour torture et exécution finale. Ses mésaventures sont celles de n'importe quel bureaucrate, bureaucrate allemand, Herr doktor en butte parfois à la sottise hiérarchique et aux intrigues des imbéciles. Le Docteur Aue, est homosexuel, il traîne dans ses bagages la haine de sa mère remariée à un français et la nostalgie de sa soeur jumelle avec qui il entretint, enfant, un rapport incestueux, bref, les massacres ne sont pas son seul tourment, ils sont même supplantés par ces affaires privées. Revenant de Stalingrad il songe à changer l'orientation de sa carrière dans la SS et cherche à se faire affecter en France où il a des attaches, outre sa mère, Brasillach, Rebatet ... Après l'Ukraine, le Caucase et Stalingrad, Jonathan Littell  Quelle est la valeur littéraire de ce roman ? Franchement cela me paraît très secondaire, sans importance à partir du moment où l'on est fasciné par le récit, où l'on ne peut plus s'en détacher, où il n'a rien de racoleur et quand le style le sert. A noter qu'à vingt pour cent du livre, alors qu'il a déjà "participé" au massacre de plusieurs milliers d'hommes, femmes et enfants, pour la plupart juifs, le héros n'a remarqué que deux personnes parmi les victimes. Un pianiste juif pris pour mascotte et tué dès qu'il se brise une main et une jeune fille à moitié nue, mais élégante quand même, au bord d'une fosse, qu'il achèvera - parce qu'il veut la bien traiter - d'une balle dans la tête. L'auteur d'ailleurs est assez habile pour, par exemple, nous montrer la cohue de la fuite de Stalingrad au moment où son héros y arrive, plaçant son séjour dans les ruines de la ville piège sous la certitude de ne pas en sortir. Le départ se fera sous le récit de visions comateuses. (Gallimard €25 septembre 2006)

Faut-il se demander ce que ce livre apporte ou est vis à vis de la mémoire ? Non. Parce qu'il est une oeuvre d'art et qu'une oeuvre d'art n'a pas d'obligation en la matière. Cependant, nul doute que ce gros roman soit sous cet aspect une pièce remarquable.

 

Le jeu habituel lorsque l'on fait un commentaire au fil de la lecture, c'est de le modifier et de l'ajuster de façon à ne conserver à la fin de l'oeuvre que la vue d'ensemble. Je ne ferais pas cela ici et je me contenterais de donner ma sensation à la dernière page. On sort de ce livre comme on sortirait d'un bain de boue, une boue épaisse où le problème général ne ferait que soutendre le problème particulier de ce SS qui, à vrai dire et contrairement aux premiers commentaires n'est pas Monsieur Toulemonde, à moins que ... à moins que Monsieur Toulemonde soit une sorte de condensé de la télévision voyeuriste telle que la pratique Delarue par exemple. " Monsieur Aue, vous êtes ici parce qu'en tant que SS vous avez tué, planifié, tenté d'améliorer la production, prit la température des bourreaux, tenter de prolonger les victimes pour les faire travailler ... pendant que vous baisiez votre soeur jumelle, lui faisiez certainement deux jumeaux, tuiez votre mère et son second mari, votre meilleur ami et quelques malheureux dont un qui aimait Bach, et vous faisiez enculer en pensant à votre jumelle à chaque fois que votre libido et les circonstances le permettaient ! Monsieur Aue, vous êtes en cette fin de guerre, un Allemand comme tout le monde, lieutenant colonel de la SS, êtes-vous satisfait, pouvez-vous nous parler de ce parcours très ordinaire ?" Jonathan Littell est de toute évidence un grand romancier, nous donnera-t-il d'autres oeuvres sur, je l'espère d'autres sujet, voilà qui est difficile à pronostiquer. Ce roman qu'il faut absolument lire jusqu'au bout ne répond en réalité à aucune interrogation, ce n'est pas le but d'un roman, il nous fait toucher du doigt ce qui a dû être une réalité, une réalité qui, au-delà de toute explication, nous laisse avec la même incompréhension profonde face à l'horreur, une horreur qui se perpétue sous des formes plus ou moins banales, plus ou moins horrible. Deux personnages tournent dans la seconde partie de ce livre tels des comiques de films burlesques, ils représentent la justice ordinaire qui, de façon dérisoire, est toujours en action dans ce bourbier. Il est curieux que ce texte soit tombé dans les mains de Richard Millet aux éditions Gallimard, nul mieux que lui certainement n'était plus susceptible d'apprécier le talent de son auteur ... Malgré certaines longueurs, nécessaires, qui ne sont certainement dues qu'aux faiblesses du lecteur, ce roman est admirable quant aux questions que l'on peut se poser sur le style de l'auteur elles sont levées bien avant la fin. Nous sommes bien loin des livres spectacles qui ne sont publiés que pour soutenir la foire médiatique de leurs auteurs.

Il n'est peut-être pas courant de se livrer à ce petit jeu et la valeur d'un livre n'est pas mesurable à son volume, mais pour donner une idée du volume de cette oeuvre je la comparerais à quelques autres bien connues. L'Etranger de Camus fait plus ou moins 150 000 caractères, le Docteur Jivago de Pasternak 600 000, le Rouge et le Noir de Stendhal, 900 000, Ulysse de Joyce, 1 500 000 et la Recherche de Proust autour de 5 800 000, Les bienveillantes en font 1 900 000, c'est à dire à peu près 13 fois l'Etranger et un tiers de la Recherche. Il faut du souffle pour mener à bien une oeuvre d'une telle ampleur, sa maturation a pris dit-on dix ans, cela n'est pas étonnant surtout compte tenu de l'importance de la documentation qu'il a fallu que l'auteur assimile.

Né en 1967 à New-York, Jonathan Littell vit en Espagne et écrit en Français. Voici un premier roman remarquable.

Les Bienveillantes, QUESTIONS :

1) Peut-on traiter ainsi d'un tel sujet ?

Récemment certains, en Allemagne, ont protesté contre un court métrage ridiculisant Hitler, affirmant qu'on ne pouvait pas rire ainsi d'un tel criminel. En France, d'autres estiment qu'on ne peut pas banaliser les crimes nazis de la façon dont le fait Jonathan Littell. Manifestement, après des lois interdisant la négation des crimes dont on peut penser qu'il est hélas dommage qu'elles aient été nécessaires puisque certains salauds nient la réalité de ces génocides, certains se sentent prêts à dire ce qui est permis ou ce qui ne l'est pas sur ce sujet comme d'autres sur d'autres sujets. L'histoire de la littérature se confond avec celle des censeurs de tout poils. Pas d'humour, pas de banalisation, pas toucher aux Dieux, pas ci, pas ça ... L'humour est certainement l'arme la plus destructrice qui soit, Charlot l'a utilisé contre Hitler, pour quelles raisons ne pourrait-on pas le faire aujourd'hui ? La banalisation, elle, a été une réalité. On ne tue pas des millions de personnes sans avoir banalisé le meurtre. On ne met pas en place une structure industrielle chargée de trouver, arrêter, déporter et tuer des hommes, des femmes et des enfants selon leur religion ou leur race sans avoir banalisé ces actions. C'est pour cela que le grand massacre a été possible, la banalisation fait partie de l'horreur, elle en est le coeur. Je me souviens avoir lu quand j'avais vingt ans, l'histoire de cet empereur byzantin qui avait décidé d'effrayer les Bulgares qui venaient périodiquement ravager et rançonner Byzance. Il avait fait enchaîné par deux cents, quarante mille prisonniers - je cite de mémoire -. Dans chaque groupe on avait crevé les yeux de cent quatre-vingt-dix-neuf hommes en laissant un au dernier. L'armée bulgare avait ainsi été renvoyée chez elle, un borgne et cent quatre-vingt-dix-neuf aveugles par groupe. Ce qui m'avait horrifié dans cette épisode historique ce n'est pas le châtiment contre une armée de pillards et de voleurs, c'est l'idée que des hommes avaient pu pratiquer ces mutilations ! Soixante-dix-neuf mille six cents yeux crevés ! Certes, ces Bulgares venaient piller et tuer, mais cela ne change rien à l'horreur de l'acte de masse. L'horreur est bien dans cette banalisation de l'abominable. De même, la peine de mort - justifiée ou non - apparaîtrait dans toute sa monstruosité s'il y avait des milliers de condamnés à exécuter en un ou deux " lots " ! L'historien, ce devait être Louis Bréhier, n'avait pas souligné l'horreur de la chose, c'est le lecteur que j'étais qui avait tout naturellement pensé aux hommes crevant des milliers d'yeux, à cette horreur industrielle. De même, quand Jonhatan Littell nous rapporte les efforts des exécuteurs pour économiser les balles, pour ne pas avoir à toucher aux corps, il ne fait que dire les difficultés des bourreaux à s'adapter ou, au contraire, le sadisme de quelques uns, c'est au lecteur de reconnaître l'horreur. S'il avait voulu agir autrement il aurait dû écrire un essai et la portée de son livre en aurait été amoindrie par l'impossibilité de faire agir sous nos yeux des hommes, par la volonté de démontrer. Ce roman est non seulement utile parce qu'il rappelle les actes horribles et leur contexte, mais aussi parce qu'il oblige le lecteur à réfléchir, à se mettre en situation. Impossible de sortir de ce roman sans s'être posé la question : " et moi "!

2) Et moi ...?

Examinons là donc cette question ! Si j'affirme que tous les hommes tels qu'ils ont été faits et se sont forgés ne sont pas aptes à exécuter les mêmes choses dans les mêmes contextes et pour les mêmes raisons, je n'ose pas dire ce qui est trop facile : j'aurais dis non ! Le héros de ce livre agit et l'auteur le dit et le lui fait dire à plusieurs reprises dans un contexte bureaucratique, dans une hiérarchie, le parti nazi et la SS où comme dans toutes les structures, l'ambition, l'arrivisme, les coups tordus, les haines, les rivalités et les relations sont à l'oeuvre. Il croit à la propagande, ici nationaliste et raciale, de cette structure et de son idéologie. Pour savoir comment on se situe dans un tel contexte il faut l'avoir vécu par exemple professionnellement. Là, on sait si quand on rédigeait un rapport on se demandait ou non ce que la hiérarchie attendait, on sait si avant de parler on regardait ou pas son supérieur pour tenter de deviner ce qu'il fallait dire et beaucoup d'autres choses du même genre. Ce n'est pas aux grands principes qu'il faut se référer pour savoir si l'on avait plus de chances de se placer dans le camp des salauds, dans celui des réfractaires ou dans celui, plus neutre, des résistants passifs. Pour avoir eu le loisir d'examiner ce qui se passe dans ces grandes structures je peux dire que je comprends parfaitement pour quelles raisons dans l'Allemagne d'après la défaite et la grande dépression, il y eut si peu de résistants. Et puis, n'oublions pas qu'une structure morale - ou qui se prétend telle - comme l'Eglise catholique fut complice des nazis renforçant ainsi le cadre " rassurant " de ceux qui obéissaient à n'importe quel ordre ! Le romancier en créant des personnages se met en situation. Il sait ce qu'éveillent en lui ses créations, il sait ce que lui coûte de les nourrir, de les faire agir et penser. Il serait intéressant de se livrer à un petit jeu simple avec tous, romanciers ou pas. Le jeu du mal. Dans quelles conditions serais-je prêt à transgresser ce que je défends aujourd'hui, dans une société bien cadrée ? L'impunité et le pouvoir en toile de fond, qui serais-je ? Ce ne serait qu'un jeu, mais quelles réponses, honnêtes, véridiques, pourrait-on recevoir ? Depuis le nazisme ces questions qui sont des questions de toujours nous hantent et hanteront encore bien des générations d'individus capables de sentir et de penser. Nous ne devons pas nous contenter des réponses faciles, stéréotypées de soi-disant spécialistes, dès lors que l'humanité dans de très larges composantes, a défini une sorte de mal absolu ou quelque chose qui s'en approche assez pour le symboliser, une sorte d'obligation de se mesurer à lui nous est faite. Ce mal nazi avec ses motivations, ses justifications à l'usage de ses membres, ne ressemble-t-il pas aux autres pensées absolues ? Marxisme, christianisme, islamisme et peut-on accepter de partager quoi que ce soit de fondamental avec ces pensées mortifères, fusse sous les formes qualifiées de modérées qui n'en sont en général que les formes lâches, hypocrites ? L'homme est seul sous les cieux, la vie est peut-être, certainement une très mauvaise blague dont il ignore s'il s'en remettra jamais, toutes les illusions pour dépasser cette réalité sont de dangereuses idées dépourvues du moindre fondement qui ne peuvent mener qu'aux crimes les pires pour se maintenir. Pense-t-on à ce que l'humanité se serait épargnée si elle avait su se débarrasser des individus louches avant qu'ils n'ouvrent leurs gueules empuanties ou qu'ils ne couchent sur le papier leurs théories empoisonnées ? Les Moïse, Platon, Christ, Mahomet, Bouddha, Marx, Hitler et autres mortifères du même acabit ? A moins que ce ne fusse leurs premiers disciples qu'il aurait fallu étrangler avec leurs cordons ombilicaux ? Aujourd'hui, ils sont trop nombreux et le monde est pourri par ceux qui croient à n'importe quoi ce qui n'est pas différent d'à quoi que ce soit, nous sommes obligés de le fuir et de le leur abandonner, nous faisant discrets en attendant qu'ils s'exterminent.

3 ) Cette oeuvre est-elle une oeuvre littéraire ?

Un des grands reproches adressé à ce livre l'est à son écriture jugée trop simple et trop classique. On pourrait penser que dans l'océan de saloperies que nous offre l'édition française, dont une bonne partie prétend tout simplement " au style ", personne n'oserait ce reproche du moins sans avoir auparavant justifié d'une grande exigence. Mais il en est ainsi, ce sont ceux qui écrasent le lecteur de points de suspension, d'interrogation, d'onomatopées et de phrases tronquées, mal construites  qui crient dès que la syntaxe est respectée à la platitude alors qu'ils sont bien incapables, eux, d'écrire autrement que dans leurs jargons d'impuissants ou d'éructants, l'inflation des signes cachant souvent mal l'indigence voire l'ignominie de leur pensée. Il y a peu de temps, l'un d'entre eux affirmait que le style c'était la personnalité, sans se rendre compte qu'en disant cela il réduit l'auteur à son apparence. Le style n'est qu'un vêtement, il peut être plus ou moins beau, rafistolé de toutes parts ou fait de bric et de broc, conçu en tape à l'oeil pour faire remarquer l'insignifiance ou, être discret, pour rejeter les importuns. J'ai pour ma part toujours affirmé que le style n'est rien sans le sujet et que son seul mérite est de servir bien les intentions de l'auteur. D'ailleurs, le vrai style, c'est à dire l'inflexion délicate donnée à la langue, le ton particulier, la musique loin de la cacophonie, est tellement rare que l'on peut compter sur les doigts des deux mains les écrivains à retenir sous ce chapitre une fois écartés les prétentieux guignolos du langage. Dans le cas de Jonathan Littell on peut dire qu'il y a une parfaite adéquation du style et du contenu. La simplicité de l'écriture laisse toute la place au sujet et aux personnages, la langue ne lasse pas d'un long récit ; que l'on s'imagine le même livre écrit dans un des prétendus styles de nos auteurs contemporains pâles épigones de Céline, personne n'irait plus loin que la cinquantième page ! Rien n'est plus agaçant que ces effets de mots que d'aucuns appellent style et qui ne sont que des répétitions de trucs, de recettes élémentaires. Neuf cents pages grand format d'une telle sauce auraient été insupportables. Le style de Littell n'est pas celui d'un journaliste ni d'un professeur, il est celui du récit et, encore une fois, convient parfaitement au sujet. L'oeuvre a-t-elle une valeur littéraire ? A chacun d'en décider mais personne ne perdra son temps en le lisant pour le faire.

4) L'aspect historique.

C'est un aspect que je suis incapable de juger. Je me contente d'enregistrer que des gens considérés comme des spécialistes dont certains n'apprécient pas tous les aspects de ce livre lui reconnaissent le mérite d'une remarquable documentation et puisque cela semble être le cas, je dois dire que je suis admiratif devant le travail de recherches, de compréhension, de compilation et d'intelligente utilisation que recouvre un tel ouvrage.

5) Comment cette oeuvre va-t-elle être lue ?

C'est la question que se pose Claude Lanzmann dans le Nouvel Observateur du 21 septembre qui consacre à la SS un dossier succinct qui aurait aussi bien pu figurer en annexe du livre de Jonathan Littell. Je passe sur l'excès dont il est lui-même conscient mais qu'il tient quand même à dire : " Je plaisante à peine si je vous dis que ce livre ne peut être compris de part en part que par deux personnes : Raul Hilberg et moi ..." Claude Lanzmann a certainement raison de se poser des questions sur la réception de ce livre qui n'est pas, à mon avis aussi difficile à lire que cela. Max Aue lui semble un personnage désincarné en partie parce qu'il a côtoyé d'anciens SS qui ne " parlaient pas ", au contraire de Max Aue qui parle beaucoup et qui pour un lecteur qui n'a pas cette connaissance des SS, a une certaine humanité parce que l'auteur est un bon romancier. Il est bien évident qu'on ne peut pas demeurer insensible à l'horreur quand on nous explique par exemple les problèmes du rangement des cadavres dans les fosses communes ? Il y a là un décalage entre l'acte et le problème " technique " qu'il pose qui est tout simplement effrayant. Cependant, en nous montrant de façon romanesque une banalisation du crime, de l'horreur, une banalisation accompagnée de fausses justifications qui ont été efficientes pour les auteurs du crime - par exemple l'histoire de l'horreur ébauchée par Aue - l'auteur ne prend-t-il pas le risque de banaliser - sinon de le justifier - ce crime aux yeux de certains ? Problème difficile puisque ce qui est horrible dans ce crime c'est justement cette banalisation qui a pu mener à l'industrialisation du meurtre ! Problème difficile puisque quand Aue tente de justifier les actes des nazis il dit certaines vérités, c'est la façon dont il les utilise pour justifier " le pire " qui est à rejeter, c'est l'horrible logique dans laquelle il se glisse qui est à condamner, non l'existence de ces autres horreurs qui ont précédé et peut-être préparé à la plus grande. En un mot, par exemple, la guerre dans laquelle les nations se croient autorisées à faire s'entretuer les hommes est réellement une saloperie, il faudrait être aveugle et sourd après 14-18 pour ne pas le comprendre. Oui, cette guerre de 14-18 et certains autres évènements, ont non seulement causé le nazisme mais ont encore préparé le terrain à une horreur plus grande parce que la façon dont on traitait les soldats était une forme de déshumanisation. Mais ceci ne justifie en rien cela, ceci doit être aussi condamné, c'est tout et parler de condamnation n'est rien, la vérité c'est que nous sommes horrifiés et encore plus par ce fait que Littell illustre si bien : ces hommes qui ont servi la machine à exterminer nazie était des hommes " comme les autres ". Je me pose une question simple, que feraient les français si un ignoble d'aujourd'hui, Le Pen par exemple, raciste et antisémite, arrivait au pouvoir et reprenait à son compte les saloperies nazies sous une forme ou une autre ? Combien se tairaient ? Combien répondraient par conviction, par réflexe d'obéissance devant une autorité qui s'affirme plus fermement qu'à l'accoutumé, qui ne cache même pas sa saloperie et en fait une sorte de valeur morale ? Combien de petits énarquiens d'un quelconque club de l'Horloge iraient, prêts à tout, sucer les bottes de ce plouc et rassurer les autres ? Aujourd'hui, il y a bien des petits cons - il suffit de surfer sur la toile pour en trouver, qui nous apostrophent pour nous demander qui nous sommes pour nous permettre de dénoncer l'extrême droite nazillarde et ses chantres ! Dans tout cela comment situer les Bienveillantes ? J'incline à penser que la lecture de ce livre ne peut pas être faite à une sorte de premier degré et qu'au contraire le mélange d'humanité et d'horreur qui cohabitent en Aue ne peut qu'horrifier. D'ailleurs les pires scènes de ce livre sont peut-être celles qui montrent le mieux la déshumanisation des victimes comme tout ce qui se passe autour de l'usine de l'IG Farben. Là encore ces scènes peuvent amener à comparer avec d'autres choses, ce n'est pas, à mon sens réduire en quoi que ce soit l'horreur de l'extermination que de la relier aux actes de l'humanité bien au contraire, c'est en cela au premier chef, qu'elle ne doit pas être oubliée : tout indique qu'elle est encore possible.

Puisse ce livre renforcer l'idée que l'homme n'a pas à obéir quand sa conscience le lui interdit et qu'il a une obligation morale d'exercer sa conscience à chaque fois que ce qu'on lui demande met en cause l'humain. Ainsi Bush n'est-il pas le seul responsable de Guantanamo, mais le moindre gardien, le cuisinier ou le balayeur qui servent dans cet espace de non droit sont entièrement responsables de ce qui s'y passe comme les juges de la Cour Suprême qui ferment les yeux ou les représentants au Congrès qui avalisent au moins par leur silence ces actes ! De même que les gouvernements européens qui ont laissé opérer la CIA dans ses basses oeuvres sur leur territoire sont pleinement responsables de ses crimes.

Si les crimes des nazis ne nous ont pas appris au moins cela, nous pouvons désespérer définitivement de l'Homme.

6) L'état de guerre :

" Nous sommes en guerre, les Juifs, les communistes, sont dangereux et l'on ne peut pas prendre le risque d'avoir à subir leurs attaques sur nos arrières. " C'est ainsi que pour Aue, l'extermination - appelée nettoyage est justifiée. En ce qui concerne l'antisémitisme j'ai eu l'impression les quelques rares fois où je me suis trouvé en face de gens qui pensaient de cette façon ( Complot juif mondial ) qu'ils étaient de " plus dangereux " imbéciles que les antisémites ordinaires, que leur folie les conduisait à se croire en danger, presque en état de nécessité de lutte. Ils étaient dans une rationalité folle là où les autres étaient dans l'irrationnel presque ordinaire et ils décryptaient le monde selon leur grille unique. Céline a d'ailleurs bien véhiculé ce type de folie destructrice. Les dérives collatérale du genre homophobie accompagnaient, faisaient la courte échelle à la première folie et, surtout, ces gens étaient " actifs ". Alors que l'antisémitisme des autres se limitait à des réactions désagréables en présence de quelqu'un qui rappelait trop à leur gré - simplement par son aspect - son appartenance juive, ils étaient, eux, des propagandistes, diffusant par exemple des livres ou des revues sur le sujet, reprenant tellement inlassablement, obsessionnellement  leur thème qu'ils en devenaient insupportables et que même proches familialement ou professionnellement, leur fréquentation devenait une sorte de supplice.

 

Je pense que ce roman de qualité met au devant de la scène un sujet que nous n'avons pas le droit d'oublier à une époque où disparaissent les derniers acteurs et témoins et que la forme romanesque - fortement appuyée sur le réel - est bien mieux adaptée que n'importe quelle étude pour maintenir vivant le souvenir et inciter à la vigilance même si le personnage central de ce roman peut prêter à certaines critiques.

 

" L'écrivain " Yann Moix, auteur, cette année, d'un livre passé inaperçu, attaque violemment Jonathan Littell allant jusqu'à accuser Richard Millet d'avoir réécrit son livre. Si c'était le cas, il aurait contribué à nous donner un des, non, le meilleur livre de la rentrée. Pour Yann Moix le prix Goncourt devrait être attribué au ... Voyage au bout de la nuit, ce thriller mal écrit de l'écrivain le plus nauséabond de l'entre deux guerres. Le grand reproche fait à Jonathan Littell est que son livre est écrit dans un style de 1922 et qu'on ne peut pas écrire sur l'extermination des juifs dans un style de cette époque, qu'il faut pour ce faire un style plus moderne, entendez celui de l'Immonde ! Pour le coup, pour évoquer les crimes des nazis, il faudrait employer le langage de leur supporter le plus dégueulasse ! Un bien curieux bonhomme ce Yann Moix ! Encore un anarchiste en carton pâte ou un simple et banal envieux (littérairement) impuissant ?

La Presse Littéraire, dans son numéro 8 contient un article de Pierre Cormary consacré au livre de Jonathan Littell. J'y découvre, par lui, la prestation haineuse et stupide de Christine Angot à qui il règle justement son compte. Cette nullité qui se prend pour un écrivain parce qu'elle a vendu quelque livres se permet de juger un ouvrage qui manifestement est hors de sa portée. Si j'avais un conseil à lui donner ce serait de se cantonner dans la critique des conneries semblables à celles qu'elle écrit, on peut penser qu'elle est en ce domaine une experte mais la littérature, elle, n'est pas de son domaine. Je n'entrerais pas dans les classements assez étonnants de Cormary : " ... il ne faut pas exagérer les comparaisons. Littell n'est sans doute ni Tolstoï ni Céline ni Vassili Grossmann mais Thomas Mann, Boris Pasternak et Henri Barbusse ne le sont pas non plus, et c'est à leur coté que Littell trouve sa très éminente place. " Ce propos fait appel à un classement des écrivains dans l'absolu, c'est tellement stupide à mes yeux - il y a des écrivains qu'on apprécie plus ou moins, c'est tout. En quoi par exemple Céline est-il supérieur à d'autres pour ne parler que de lui si ce n'est en ignominie ? Les gens qui tiennent de tels propos sont un peu, pour moi, des escrocs qui tentent de faire passer leurs propres choix pour des vérités absolues. Dommage car pour le reste je serais assez d'accord avec Pierre Cormary en particulier quand il cite les propos de Littell concernant le style, propos que je tiens d'ailleurs depuis longtemps : il n'y a de bon style que celui qui sert l'histoire, le sujet, le style en lui même est un ornement, une fioriture qui, à vide, devient rapidement insupportable et c'est pour cela que Céline n'est pas un grand écrivain à mes yeux. Littell ajoute une chose qui devrait être inutile mais qui ne l'est pas aujourd'hui : un livre n'est jamais écrit contre les autres mais contre lui même. Au sujet de la vraisemblance de son héros, rappelons une fois de plus que Littell a écrit un roman ! Ce qui compte au plan de l'authenticité, c'est le cadre, le reste appartient à la vision de l'auteur qui est, faut-il le dire, d'un grand intérêt. Bravo à la Presse Littéraire de ne pas chausser les lourds godillots des imbéciles jaloux de son succès.

Les bienveillantes, succès de librairie étonnant surtout pour un ouvrage de cette qualité a donné lieu à une littérature sur ou contre, petits maîtres qui veulent se hisser sur les épaules d'un plus grand pour un petit profit. Certains ont déposé leurs petites crottes, ils en sont, je le souhaite, heureux. Au fond, ces écrits à chaud destinés à démythifier, à aider le lecteur, sont d'autant plus inutile que le succès de l'ouvrage prouve assez que le public n'a pas besoin de conseils, ni d'aide. Je comprends très bien que les historiens et autres spécialistes examinent à la loupe l'ouvrage qui porte sur le fait le plus monstrueux que l'humanité ait connu, subit, commis. Que le héros de ce livre soit vraisemblable ou pas n'est pas d'un très grand intérêt pour le grand public auquel j'appartiens, ne serait-ce que parce que ce grand public a compris depuis longtemps plusieurs choses : - un roman est une fiction, quand il est cadré dans une réalité historique il est préférable que cette réalité soit rendue le mieux possible au plan des événements et des personnages réels que l'on fait entrer dans la fiction. Mais pour le reste, la fiction reprend ses droits et nul ne saurait condamner un auteur pour avoir créé un personnage fictif non conforme à une réalité générale, moyenne. - Le public a depuis longtemps compris que les spécialistes quand ils parlent d'une catégorie de gens, effacent en énonçant des caractéristiques générales des individualités que la réalité a pu connaître. Si l'on peut distinguer des "moyennes types de population" il est stupide de vouloir faire entrer tous les personnages d'une population dans les critères de ces moyennes types. La réalité individuelle est toujours plus variée que les analyses le laissent penser. Le romancier a dès lors parfaitement le droit d'insérer dans un roman très réaliste des personnages qui sortent des cadres types. Parfois d'ailleurs, cela permet de mieux mettre en lumière les caractéristiques moyennes. - S'agissant de l'horreur dans une société qui est fondée sur l'horreur comme c'était le cas de la société nazie - raciste par "idéal" - et qui "permet sinon tout du moins beaucoup" à une certaine catégorie d'hommes, il est permis de penser qu'aucun homme, quel que soit sa posture ou sa nature morale, son éthique, n'est prédéterminé dans ce cadre. En clair, aucun de nous ne sait ce qu'il serait devenu sauf à être une victime, dans une telle société. Dès lors parler d'un personnage invraisemblable, impossible ne me semble pas sérieux. Tout au plus peut-on dire si c'est le cas que ce personnage sort du cadre moyen des agents nazis dans le cas qui nous intéresse.

Il peut être remarquable de constater que le nazisme - pratiquant le crime de masse, le crime industriel - n'a pas privilégié le crime individuel, celui de Sade, dont les divagations pourtant pouvaient aboutir à des monstruosités d'ordre concentrationnaire mais à des fins très différentes. Certains trouveront que cet aspect du nazisme est une caractéristique aggravante, crime collectif, industriel, morne et médiocre au niveau des acteurs criminels opposé au crime individuel des Maîtres de Sade. L'horreur nazie face à l'horreur sadienne est en fait une horreur quantitative, les quantités étant monstrueuses et l'exécution appelant de nouvelles horreurs et relevant du domaine de la déraison totale. L'horreur sadienne est à l'opposé une horreur individuelle, érigée en système social comme son propagandiste l'aurait souhaité elle serait une sorte de libéralisme du crime par opposition au crime de masse, totalitaire. Au risque de choquer, j'affirmerais qu'à la dimension sociale, érigé en système, l'horreur sadienne serait encore pire que l'horreur de masse l'a été, mais je reconnais volontiers que la classification des horreurs dès lors qu'elle devient possible est déjà, en elle même, une horreur.

Février 2008

On reparle des Bienveillantes qui figurent encore sur toutes les tables des libraires, tant dans l'édition de la collection Blanche que dans la nouvelle édition poche dans la bibliothèque Folio, à l'occasion de la sortie de la traduction allemande. Cela ravive les critiques françaises. Passons sur les débiles : fascination d'adolescent, écriture classique, lourde, qui n'est plus contemporaine comme si le mal écrire que les écrivaillons actuels prennent pour le style, le grand style, était obligatoire ou sur l'accusation de voyeurisme à l'endroit des lecteurs - nous serions très nombreux à être voyeurs. La contradiction relevée par Lanzmann est plus intéressante, elle porte sur la vraisemblance du narrateur, triste héros du roman. Ce SS n'est pas vraisemblable, les bourreaux ne parlent pas. Littell n'a-t-il pas simplement usé du droit du romancier et créé un personnage indispensable au récit, qui donne la possibilité de ce récit en se plaçant dans la perspective des bourreaux ? Depuis ma petite enfance j'ai toujours fuit ce massacre épouvantable qui a sapé à mes yeux les fondements de l'humanité. Que le SS narrateur ait été cultivé et que sa culture ne l'ait pas protégé de devenir un ignoble bourreau ne me semble pas être incompatible, l'Allemagne n'était pas un pays d'hommes inculte et ce SS c'est l'Allemagne, celle "du haut" qui a basculée dans le nazisme son horreur. J'ai lu ce livre la douleur au ventre, c'était la première fois que je parvenais à prendre connaissance du détail de cette chose énorme qui me bouchait, qui me bouche toujours l'horizon humain. J'entends par là qui me persuade que l'homme est une forme mauvaise de la vie, une chose nuisible mais que, parce que nous sommes des hommes doués de la capacité de souffrir, nous devons le respecter malgré ce savoir.

 

LA MORT EST MON METIER Robert MERLE

Difficile de parler des Bienveillantes sans évoquer le premier roman qui traita de ce sujet. Le livre de Robert Merle a été écrit entre 1950 et 1952, à une époque où les révélations de l'horreur exterminatrice conservaient toute leur force - à mes yeux, elles n'en ont rien perdu -. Le roman de Merle est l'autobiographie supposée de Rudolf Lang, clone de Rudolf Hoess, la petite ordure qui fut le maître d'oeuvre de Auschwitz, d'après sa confession. Ce roman, plus condensé que celui de Jonathan Littell est plus ciblé. Littérairement, c'est une oeuvre très réussie, le lecteur en sort marqué par ce personnage qui semble avoir été façonné dès sa plus tendre enfance pour ce travail abominable et qui ne peut que faire penser à ces autres monstres que fabrique actuellement l'Islam et qui se font une gloire de mourir en tuant. Dans sa préface de 1972, lors de l'édition en collection de poche, Robert Merle explique que son roman ne fut pas apprécié, qu'il allait à contre courant et qu'il était "démodé" avant même de paraître. Il évoque le sadisme et nous dit que son personnage en était exempt. C'est justement une partie de l'horreur, pour le sadique, la victime demeure un être humain, pour le bourreau, elle n'existe pas parce qu'elle ne mérite pas d'exister, parce que d'autres, qui représentent le pouvoir, l'ont décidé, ce qui explique et justifie à ses yeux la facilité avec laquelle il la fait disparaître. Le sadique se repaît d'une relation directe entre lui et ses victimes qui lui renvoient son image, le bourreau (*) ignore ses victimes et ne songe qu'à les faire disparaître conformément à un ordre reçu. Chez Littell comme chez Merle le sadisme semble pour leur héros une sorte de crime, une déviance dangereuse - parce qu'elle conduit à la reconnaissance de l'Autre, parce qu'ils font leur "devoir" et qu'ils ne tuent pas pour leur plaisir. L'un comme l'autre sont des malades de leur enfance, de l'éducation et des traumatismes de l'enfance. Lang de Merle est totalement conditionné et c'est bien un produit d'une certaine Allemagne, d'un fanatisme nationaliste lui même produit d'une mentalité particulière, que l'après guerre s'est efforcée de faire disparaître. Le parallèle avec le fanatisme islamique actuel n'est pas inutile, car dans les deux cas il ne suffit pas d'évoquer le fanatisme mais aussi la base du fanatisme, en clair, islam comme nationalisme, ce n'est pas seulement le fanatisme qui est en cause, la racine du mal est avant, dans ce qui produit ce fanatisme. C'est la raison pour laquelle parler d'Islam modéré est tout aussi stupide que de parler de nationalisme raisonnable. La même chose est vrai d'autres ismes, communisme, christianisme ... La propension à engendrer des monstres est partie de ces doctrines à la con qui prétendent à l'absolu. Chaque jour les "modérés" de ces sectes mortifères nous le prouvent par leurs gesticulations, clowneries à la statue de Jeanne d'Arc, gesticulation sur le sacré du prophète intouchable, la mort rode autour de ces actes, autour du respect qu'ils veulent imposer vis à vis de leur mythe, et les uns comme les autres peuvent alimenter la machine à tuer parce que ce respect exigé est représentation de la volonté de puissance, moteur de la mort. Nazisme, christianisme le lien pour le héros de Lang est direct quand il reconnaît en un juif le diable de la photo que son père, un croyant givré, avait collé à l'intérieur de la porte des WC. Comme le livre de Littell celui de Merle est autant un livre d'histoire qu'un roman, je ne peux pas croire qu'à partir de ces lectures un homme "normal" puisse se trouver la moindre sympathie pour les héros présentés mais je pense que l'horreur "banale", quotidienne, dans laquelle ces hommes ont agi, ne peut qu'inciter à la prudence pour peu que l'on ait le réflexe élémentaire de s'interroger sur ses causes. Dans le livre de Merle peut-être encore plus que dans celui de Littell certaines évocations sur lesquelles l'auteur ne s'appesantit pas sont presque insoutenables telle la "distraction" qu'un bourreau imagine pour ne plus entendre les cris des victimes dans les chambres avant de se suicider, mais cela relève de l'individuel et l'horreur reste la déshumanisation de l'opération, le massacre industriel avec ses essais, ses améliorations considérées comme autant de réussites. En nous faisant plonger dans les raisons des criminels, Merle comme Littell nous font toucher la manipulation sans laquelle l'horreur n'est pas possible et qui n'est que la conséquence ultime de l'affirmation du caractère nuisible d'une sorte d'hommes. Que l'Allemagne existe encore aujourd'hui, suffirait s'il en était besoin, à prouver que les Juifs ne disposent d'aucun pouvoir occulte. (Gallimard 1952)

* On n'a pas assez souligné à mes yeux la très grande parenté entre le bourreau et les hommes qui opéraient dans les camps de la mort. Tous tuent sur ordre et l'on sait par toutes les terreurs, la française en premier, que le bourreau, protégé par l'ordre reçu, par l'approbation de la société dont il est issu, tue froidement, sans discernement, des hommes qu'il ne connaît pas, simplement parce qu'il en a reçu la mission. Il tue et le nombre ne l'arrête pas. Dans son roman, Jonathan Littell laisse son héros se comparer à un soldat. Le soldat aussi tue sur ordre, lui aussi a été fabriqué, conditionné pour tuer, lui non plus, ainsi que nous le prouvent abondamment les pilotes qui bombardent les villes, ceux qui lâchent des bombes atomiques, est capable de tout parce qu'ils se sent investi d'une mission et l'horreur de cette mission ne l'arrête pas. L'humanité aura fait un grand pas quand elle aura admis cette logique qui du bourreau au soldat, lie les tueurs froids de l'ordre. Les situations extrêmes devraient avoir ce mérite de nous faire penser, le pilote qui lâche la bombe atomique sur Hiroshima est un monstre, les bourreaux de la terreur de Robespierre sont des monstres, les artilleurs qui durant la guerre de 14-18 balançaient des milliers d'obus sur les lignes ennemies - parfois amies - étaient des monstres. Les camps d'extermination n'ont pas suscité ces réflexions parce que l'horreur était trop grande pour se prêter facilement à ces parentés réelles et parce que ceux dont le devoir était de les dire étaient soit des lâches, soit des salauds qui profitaient de cette horreur pour dédouaner leurs petits crimes. Si le christianisme avait dû apporter quelque chose au monde cela aurait été, reprenant le commandement tellement bafoué de la Bible : " tu ne tueras point ", l'horreur du crime quel qu'il soit ; hélas, dévoyé dès les premiers succès, il a lui même comme toutes les religions monothéistes, parce que c'est leur logique profonde, basculé dans l'horreur criminelle.

Je ne pense pas, contrairement à ce que d'aucuns affirment, que tous les hommes auraient pu être ces monstres qui ont servi l'horreur ordinaire, je pense même que le monde se divise entre ceux qui l'auraient fait et les autres, ceux qui servent dans les machines à tuer quelle qu'elles soient ; par contre, je suis persuadé que toutes les sociétés renferment en plus ou moins grand nombre les uns et les autres et que ceux qui "n'auraient pas" sont le produit d'un parcours, d'une réflexion et qu'ils auraient pu effectivement être autres.

Robert Merle - Né en Algérie le 28 août 1908, Robert Merle est décédé le 27 mars 2004 à Grosrouve. Auteur de vingt-cinq romans dont la série historique Fortune de France, Robert Merle, professeur, a reçu le prix Goncourt en 1949 pour Week-end à Zuydcoote, cette oeuvre, comme Malevil ou la Mort est mon  métier et d'autres, fut portée à l'écran.

m à j 13-11-2006

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