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LES ŒUVRES : Leurs oeuvres

 

JULIEN GREEN

1900 - 1998

 

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                                    Henri de Régnier : Adrienne Mesurat

Autres : Le Voyageur sur la terre

 Christine


Mont-Cinère

 

 

Adrienne Mesurat

Les clefs de la mort

Leviathan

Journal : Les années faciles

 

 

Bibliographie

Lien : Société Internationale d'études greeniennes

Par ces deux dates (1900-1998), Julien Green s'impose comme l'écrivain francophone du vingtième siècle mais il a bien d'autres arguments pour être distingué du flot de ses confrères dans un siècle qui aura vu le triomphe quantitatif de la fiction et qui aura, au moins durant sa première moitié, soutenu avec panache la comparaison avec les siècles précédents.

Chrétien, protestant, puis athée ou seulement "incroyant", enfin catholique, Julien Green, resté citoyen américain, n'aimait pas le prosélytisme si souvent pratiqué par les écrivains catholiques, les convertis, de la première moitié du XXème siècle, son œuvre de fiction n'est pas l'œuvre d'un croyant. A mes yeux il demeure un croyant qui écrivait et non un écrivain de sa croyance, mais peut-être ai-je subi l'influence de ses premiers romans, ceux de sa période d'incroyance. Je dirais de son christianisme qu'il était laïque, comme celui de José Cabanis qui fut un de ses amis, ce qui n'implique nullement qu'il n'ait pas été, pour l'un et l'autre, profond.

Dans la littérature française, Julien Green est une sorte d'OVNI. D'aucuns ont attribué cela à une sensibilité franco-américaine. "Fils spirituel de Nathanaël Hawthorne, de Poe, de William Blake, au sujet desquels il écrivit sa Suite anglaise, Green exprimera dans ses premiers romans, avec les méthodes du réalisme français le plus classique, l'univers d'hallucinations et de terreurs qui hante beaucoup d'écrivains anglo-saxons. " Charles Moeller, Littérature du XXème siècle et Christianisme.

 

Mon histoire greenienne :

J'ai lu tout ou partie des romans de Julien Green au moins trois fois, la lecture que j'aborde pour ces pages sera donc pour la plupart de ses grands romans, la quatrième. La première fois, jeune, quand je découvris tout, Gide, Camus, Giono, Montherlant, et d'autres, puis Dostoïevski, Nietzsche, Kafka ... Green me semblait à part, m'émerveillait, me fascinait. Minuit, Mont-Cinère, Varouna, Adrienne Mesurat, Le Visionnaire, Léviathan, Le Voyageur sur la terre, Moïra, je dévorais ces œuvres de la solitude, chaque titre me semblait une sorte de bibelot parfait renfermant chacun un monde imaginaire qui parvenait à pénétrer mon réel et j'ai encore en tête les images des éditions de l'époque en livre de poche que je donnerai sur ce site. J'ai presque été hanté par ce seul titre : Le Voyageur sur la terre et je voyais un homme, debout, seul, sur la terre, sans patrie, sans foyer, nu dans sa condition humaine mais habillé d'un costume des années cinquante et soixante. Ce titre évoquait et résumait à mes yeux la condition humaine. Mais ces romans étaient également un monde d'art, parfait à mes yeux, recélant des trésors que je devais m'approprier mot à mot en, respectant des significations secrètes. La seconde lecture, beaucoup plus tard, dans les volumes de la collection Pléiade, fut comme la troisième vieille de moins de dix ans, une lecture alternée, je ne sais pour quelle raison, avec l'œuvre romanesque de François Mauriac. Un roman de Green, un roman de Mauriac, suivant l'ordre des éditions de cette prestigieuse collection, selon la formule consacrée. La fascination greenienne joua encore à chaque fois. J'entrais dans ces romans comme on entre en religion, sans regarder autour, sans chercher à percer le sens, subissant l'attrait des noirs récits et laissant opérer en moi la magie de l'inquiétude, la volupté de la solitude, le frémissement doux de la folie parfois meurtrière. Green me permettait d'accéder à certaines extrémités où je ne pouvais me perdre.

Dans sa courte préface de l'édition Pléiade, José Cabanis, nous livre une intéressante vision de l'œuvre de Green et insiste sur quelques particularités. L'œuvre de Green encore plus que celle de Cabanis, reste, à mes yeux, avant la quatrième lecture, l'œuvre de l'absence de Dieu. Là où cette absence est "sociale" dans le premier cycle romanesque de José Cabanis, elle est personnelle, individuelle, dans l'œuvre de Julien Green. J'ai le souvenir de m'être senti au-travers de ses romans, "de passage sur la terre", ce qui est une vérité certes, mais pas une vérité avec laquelle nous vivons chaque instant, bien au contraire. Je suis presque étonné d'être resté marqué par cette œuvre, le thème de l'absence de Dieu correspondant pour moi à une époque où mon athéisme avait peut-être besoin de se conforter, ce qui n'était plus le cas lors des lectures suivantes. Je crois qu'il y a dans les romans de Green, une vérité humaine profonde, transposée, magnifiée, allégorique, qui nous concerne tous, croyants ou non. Quelle différence entre le croyant et l'incroyant qui mènent dans ce monde des vies aveugles et solitaires, définitivement, irrémédiablement solitaires ? Le plaisir peut-être, la façon de l'aborder ? Mais qu'elle soit emprisonnée comme pour le chrétien ou libérée comme pour l'athée, la vie de plaisir issue de la chair ne fait qu'ajouter à la solitude irrémédiable. Demeure l'œuvre d'art. Chaque roman de Julien Green m'a semblé une œuvre d'art qui atteint à une réalité profonde au-delà des explications et des théories, une œuvre d'art que j'acceptais dans sa perfection sans tenter d'en dénouer des fils - ce dont je n'étais peut-être pas capable.

Abordant une quatrième lecture, je la ferai alternée cette fois avec le Journal. Un Journal dont je n'avais pu mener, avant il y a trois ou quatre ans la lecture des trois cents premières pages dans l'édition Pléiade, parce que j'y sentais une présence religieuse qui me dérangeait, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, et que je craignais de déflorer le mystère des romans.

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 JOURNAL

Le journal de Julien Green n'est pas vraiment un journal intime, il ne fait qu'effleurer, il évoque, l'auteur reconnaît que l'essentiel échappe (par exemple note du 24-6-1937 ou du 10-7-1937), il n'est pas non plus un journal littéraire même s'il se rapporte souvent à d'autres auteurs ou aux oeuvres de Julien Green lui-même, il n'est pas plus un journal politique ou d'actualité même si là également certains événements nous sont rapportés ainsi que des rencontres avec des acteurs, Julien Green s'y montre spectateur, spectateur concerné. Nous n'avons pas plus affaire à un journal spirituel même si là encore des éléments viennent éclairer le parcours de l'auteur. Il est un peu de tout cela à la fois et c'est ce qui fait son intérêt, il nous montre un homme dans son siècle, dans son intimité, dans ses combats, sans qu'aucun de ces éléments ne l'emporte.

 Les années faciles 1926 - 1934

Faciles ces années, pas sur le plan des sentiments, du plaisir et de ce que Julien Green désigne sous le mot "désirs". Les premières années nous sommes bien en face du désir. Il en parle souvent, il souffre de son emprise, de ne pas pouvoir le satisfaire. " Si l'on savait ce qu'il y a au fond de mes romans ! Quel chaos de désirs cachent ces pages soigneusement écrites ! Je prends souvent en dégoût ces appétits furieux qui ne me laissent de repos que lorsque je travaille. " Pléiade T IV p 24 (18-9-28) Il faut bien entendu relativiser cette sorte d'aveu, nous sommes en 1928, Green est homosexuel et il a subi même de façon discrète, l'influence protestante. Mais ce qui compte est l'état d'esprit, cette sorte de culpabilité que l'auteur traîne, comme d'autres, et qui biaise sa vie. Gide la subira et s'en débarrassera. " p 164 de mon roman [le Léviathan]. Il me semble que dans cette page, j'ai atteint le fond de la tristesse qui est en moi, mais n'en parlons pas et transformons en histoires nos petits ennuis. " p 25 (21-9-1928) " Peut-être cette souffrance n'existerait-elle pas si je cédais au désir, et ma faim crée peut-être une illusion de beauté là où d'autres ne verraient rien que de très ordinaire.  " A rapprocher de la note du 18-9-1928. Cela éclaire les romans de cette époque qui ne sont pas les romans de la "débauche", mais ceux du désir contenu et doublement torturant, d'où leur coté "noir". La note du 28-9 complète les deux premières : " Pourquoi souffrir ..." page 26 " Tout ce qui ne coûte pas d'effort est mauvais. " p 27 (9-10-28) C'est là une réflexion d'ordre moral à rapprocher des précédentes sur le désir ( la même logique répressive chrétienne subie qui touche même ceux qui ne sont pas sous l'emprise directe des églises. ) et pas une note "technique" d'écrivain. Green est à cette époque, torturé par le pire bourreau, lui-même. A rapprocher de Cabanis chez qui la noirceur semble d'origine sociale. Il est vrai que Cabanis n'est pas homosexuel, comme Green. " La beauté de cet ouvrage m'inspire un grand dégoût du monde. " p 28 (14-10-28) " Vraiment, il faudrait n'avoir plus du tout de désirs ou arriver à les considérer de plus haut. " p 29 (4-11-28) Suivant ce désir réprouvé sinon réprimer, c'est la culpabilité du plaisir qui prend le relais. "... le plaisir est un danger et j'ai été entrainé sur une pente où il est bien difficile de se retenir ..." pp 222-223 (8-2-33) Une autre note parmi bien d'autres, le 23-1-33 (p217). L'homme Green s'en veut : " Bien peu de lecteurs savent que lorsque je déchire un personnage dans mes romans, c'est principalement à moi que j'en ai. ... Il y a telles pages que je pourrais citer, qui sont de véritables mises en accusation de moi-même. " p 224 (11-2-33) Mais le plaisir est là, le bonheur également même s'il transparaît peu dans le Journal. " On me croit, pessimiste, mais ceux qui ne savent pas que je cherche le bonheur, la joie de vivre, ceux-là ne me connaissent ni ne me comprennent pas du tout. Tout ce qui est triste me paraît suspect. " p 55 (14-11-1929) " Il y a quelqu'un dont je ne parle guère dans ce journal. On ne raconte pas le bonheur, on ne raconte pas l'amour. " p 56 (15-11-1929) Julien Green à cette époque parle peu de croyance, c'est une période teintée d'incrédulité. "Et quand même je serais catholique [ce qui indique qu'il ne l'est alors pas], il me semble que ce titre de romancier catholique me ferait toujours horreur."  p 42 (10-4-1929) Dès la prise de pouvoir de Hitler, avant même, l'inquiétude gagne du terrain et se manifeste de plus en plus souvent. Green rencontre des Allemands effrayés de ce qui se passe chez-eux. Il avoue ne pas comprendre le monde. " Au fond, Manuel (dans le Visionnaire) ne croit pas beaucoup à la réalité du monde extérieur et c'est pour cela qu'il cesse, finalement d'en noter les aspects. Or Manuel, c'est un peu moi. " pp256-257 (8-9-1933) Pour exorciser ses peurs, de lui, du monde, Green écrit des romans noirs, Drieu la Rochelle, lui, commet des essais politiques. Là où il ne comprend pas, il tente désespérément d'expliquer, adhérant à gauche, à droite, prédisant, prophétisant la fin de l'Europe ... s'en remettant à la Force qui règne partout, qui fait peur à Green. Tout cela sort des tranchées, est favorisé par le contexte morbide de l'entre deux guerres, mais dépassant le particulier, rejoint chez Green la solitude fondamentale de l'homme. On peut noter la peur de la guerre (d'une nouvelle guerre) se transformant lentement en crainte des événements en Allemagne, puis en peur de l'Allemagne.

A coté, Green vit dans le milieu littéraire français. Gide est un compagnon dont il nous rapporte les dires, les hésitations, certaines ambiguïtés. Il y a aussi Cocteau, Mauriac, Maritain et bien d'autres. On y retrouve souvent le peintre manqué et il commente longuement certaines peintures. Durant plusieurs années, Green nous dit qu'il a rendu quotidiennement visite au Louvre. Il remarque que Gide ne doit pas s'y rendre très souvent à son air perdu quand ils y vont ensemble. Cinéma, théâtre, musique, complètent ses observations sur le monde de l'art.

Si ce journal est indispensable pour comprendre l'auteur, Julien Green, de romans qu'on aime, il n'est pas nécessaire pour aimer ces romans. Peut-être même contribuerait-il en nous donnant certaines clés personnelles, à réduire la dimension métaphysique qu'ils peuvent prendre à l'insu de l'auteur, lui-même, lecteur étonné de son œuvre : "Dès qu'un roman quitte son tiroir natal, il se transforme en quelque chose que l'auteur ne reconnaît plus. L'auteur est stupéfait de ce qu'on y voit, et surtout de ce qu'on n'y voit pas." p 265 (16-10-1933) 

Il y a des formules heureuses. Au sujet de Paul Bourget, par exemple, "... mais sa surdité l'empêche d'entendre le silence qui s'est fait autour de son œuvre." p 44 (19-4-1929) ; de Mussolini, "... avec une figure de cuisinier assassin, il nous entretient du désir de paix de l'Italie." pp 84-85 (5-1-31) de Cocteau s'attaquant à Hugo : "J'ai l'impression de voir un enfant qui cherche à démolir l'Arc de triomphe avec sa pelle à sable." p 166 (7-4-1932) ou, parlant du sexe : "Il faudrait apprendre à parler de ces choses aussi naturellement que de la couleur du temps ou du bouquet d'un verre de vin ... Quelle précieuse indication pourtant, sur le caractère des gens que la façon dont ils mangent." p 157 (25-1-1932)

Mais le journal, c'est la crainte de perdre le passé : "Tant de choses de nous vont ainsi au néant, tant d'heures, tant d'années ..." p 157 (24-1-1932) "Quand je pense à toute la partie de ma vie qui déjà disparue entièrement de ma mémoire, je tremble comme s'il s'agissait d'une mort partielle de mon être." p 123 (5-10-1931)

 Derniers beaux jours 1935 - 1939

Ce deuxième opus du journal nous amène à la veille de la seconde guerre mondiale et l'on y suit l'angoisse de l'avenir assez sombre en ces années. L'écrivain vit son époque comme un danger, ce l'était. La foi de Green nous apparaît dans ces pages comme assez naïve, je ne pense pas qu'il aurait été désobligé de ce qualificatif car je crois que c'est comme cela qu'il l'envisageait : une foi simple.

" ... le corps dit la vérité tout autant que le visage. " p 359 (28-2-1935). De Rome : " Non, un chrétien de l'an 60 n'aurait rien compris à tant de richesses, à tant d'or, alors qu'un païen de la même époque ..." p 366 (19-4-1935)

Dans une note du 21 avril 1935, Julien Green commente Latran sous l'angle religieux et conclut du point de vue artistique ; voilà en une petite page l'ambigüité de l'Europe, l'art lié à l'Eglise cliente, mais libre d'elle, vivant sa vie et la trahissant à chaque pas. Ceux qui parlent d'Europe chrétienne ont tort surtout en ce qui concerne la France, l'Europe n'a fait que se libérer d'une religion importée, qui lui est demeurée étrangère.

" J'ai des moments de frivolité ridicule, je veux dire que ma tristesse est souvent aussi froide que ma joie. " p 369 (30-4-1935) " Le Dieu païen s'est glissé dans l'église chrétienne pour dormir tranquillement sous l'autel de son rival." p 369 (30-4-1935) A Naples, devant les chrétiens de la misère qui se réfugient et prient dans une église, J.G. note : " Les pauvres gens de l'Inde ou de l'Assyrie qui criaient vers leurs dieux de pierre, criaient-ils autrement que ces chrétiens de Naples ?" p 372 (5-5-1935) Julien Green n'en a pas terminé durant ces années des problèmes que lui pose la chair : " J'ai souhaité moi aussi la libération, la libération par tous les moyens. J'ai cru que la satiété m'y mènerait. Mais non, c'est le plus faux des calculs, on rend la chaîne plus solide, et la briser semble au-dessus de nos forces. Alors ?" p 386 (1-9-1935) Je suis particulièrement intéressé par cette note : " La succession d'êtres qui composent notre personnalité est nécessairement une succession de morts. " p 388 (20-9-1935) qui rejoint ma conception de l'individu. Des indications concernant ses livres comme : Monsieur Edme (Minuit) : " A vrai dire, il parle un peu comme je pourrais parler moi-même. " p 392 (5-11-1935) ou "... les rêveries de Manuel (Le visionnaire) expliqueraient assez bien la façon dont je m'y prends pour écrire mes livres. " p 392-393 (5-11-1935) Le travail de l'auteur : 14 faux départs pour le même roman (Le malfaiteur) qui restera inédit, mais qui sont à l'origine de Varouna. Encore : " Il y a quinze ans ... Je ne faisais rien pour décourager ma propre tristesse, je la cultivais plutôt ... je m'en suis débarrasser en la faisant passer dans mes livres. " p 428 (22-5-1937)

Il lui arrive de délirer, ainsi quand il parle de l'hébreux : " C'est la plus belle de toutes les langues (il a le droit de penser cela), celle dont Dieu s'est servi pour créer le monde et appeler ses premiers serviteurs ..." p 409 (20-9-1936)

" ... la nature qui efface de notre mémoire tant de souvenirs inutiles ou nuisibles " p 408 (18-9-1936) Julien Green fait le constat que j'ai pu faire et que, je pense, tout diariste qui se relit peut faire : la mémoire n'est pas un instrument de souvenir mais une machine à oublier, je vais plus loin, elle est une machine à modifier le passé pour rendre le présent supportable et préparer l'avenir.

Une belle note sur Gide : " Il y a trop de poings levés autour de lui " Green est fidèle au Gide que Gide, un temps, abandonne. (25-9-1936). Au sujet de l'Allemagne : " L'Allemagne ... est en quelque sorte la matérialisation des craintes de la France ..." p 411 (16-10-1936)

Au sujet du texte consacré par Assouline, sur son blog, au journal de Julien Green : Rien de pire que ce ton de qui à l'air d'avoir tout compris et qui résume en quelques sentences doctorales. Face à l'autre, il y a deux scandales : croire que l'on a tout compris et appliquer des "règles". La richesse et la diversité de ce journal est infiniment plus grande que le laisse paraître ce texte réducteur qui d'ailleurs, traite en passant, de la même façon, Gide, Léautaud, Renard et les Goncourt. Cela n'est que parisianisme et est destiné aux amateurs de la culture prédigérée servie en boîtes ! Assouline exécute le Journal, démodé, mais qui est démodé ? Assouline l'a toujours été si être à la mode c'est avoir du talent, pour le reste la mode serait plutôt le territoire des imbéciles, laissons le leur.

 Léviathan (1929)

Succédant à plusieurs très bons romans, Léviathan est le premier vrai chef d'œuvre de Julien Green. Rompant avec le flirt du fantastique, l'auteur dans la même écriture serrée, passe en revue les vies minuscules de personnages falots, rien ne devrait nous retenir, là où Zola traquait le sordide, Green traque le banal, le lamentable, mais sans y ajouter quoi que ce soit de mystérieux comme l'aurait fait Estaunié, il parvient à nous attacher à eux. C'est bien en s'attaquant aux thèmes qui concernent tous les êtres humains comme la recherche du plaisir, la sexualité, les vies ratées, qu'il touche un lectorat large sans aucune concession. Même l'abominable madame Londe et son désir de régner sur des vies obscures, nous touche et l'on participe à ses angoisses quand elle sent son monde lui échapper. Seul peut-être dans ce défilé, M. Grosgeorges, l'égoïste et médiocre jouisseur, échappe à la sympathie, certainement parce qu'il est présenté par l'auteur comme d'une pâte peu exigeante. Certaines pages sont véritablement sublimées par une musique étonnante qui cependant ne troublent pas ce sombre récit. Léviathan, c'est la prison dans laquelle se débatte les personnages qui se savent condamnés à jamais. Notre héros, Gueret, passif et torturé, Angèle qui tombe dès qu'elle veut se relever, qu'elle entrevoit une petite lumière, Mme Grosgeorges murée dans son rôle, torturée de désirs, s'abimant dans une vie sans espoir. Aucun n'échappera, ni le crime, ni la trahison, encore moins la laideur, n'offrent une solution. Il y a dans ces destins quelque chose d'implacable comme si quelqu'un jouait avec, comme Mme Grosgeorges en a le pressentiment quand elle tient entre ses mains le misérable avenir de Gueret. Dans la notice "réception de l'œuvre" de la Pléiade on nous dit que ce roman fut généralement bien reçu en dépit de quelques rejets dont celui de l'inénarrable Paul Souday. On trouvera sur ce site la réaction d'Henri de Régnier guère meilleure. Green traque des sentiments qui pourraient naître chez tout un chacun parce que issus de pressions communes à tous les hommes - et à toutes les femmes. Mais il les place dans des personnages socialement écrasés, manquant de personnalité, incapables de dominer des pulsions destructrices dès lors qu'elles ne sont pas satisfaites d'une façon ou d'une autre. C'est à une sorte de vérité nue qu'il parvient et l'on sent très bien qu'il n'y a chez lui aucune volonté démonstratrice mais qu'il se laisse, ainsi qu'il l'affirme dans son journal, mener par ses personnages. C'est certainement par la polyphonie de cette œuvre que l'auteur atteint à un autre niveau. Il n'y a pas vraiment de personnages principal et ils sont au moins quatre à se partager tour à tour le premier plan. Une des grandes originalité de Green est qu'il ancre profondément socialement les forces - je n'ai pas envie de dire "inconscientes" tant elles sont conscientes - qui dominent et perdent ses personnages. L'inéluctable en découle tant pour les misérables, Angèle et Gueret, que pour la nauséeuse commerçante, Mme Londe ou pour la bourgeoise Mme Grosgeorges, sans en faire des archétypes sociaux mais en leur donnant une dimension humaine universelle. Léviathan est un chef d'œuvre et une œuvre terrible et désespérée par laquelle l'auteur dissipe quelques fantômes.

Quelle atroce ordonnance régissait le monde ! ... mais une nécessité haineuse isolait les êtres, fermait les portes, s'amusait à pousser dans une rue ceux qui dans une rue voisine eussent trouvé le bonheur, à faire naître les uns des années trop tôt, les autres trop tard. La pensée que le bonheur, son bonheur, était quelque part en ce monde et qu'il n'en savait rien le mettait hors de lui. Lorsqu'il courait après les filles, c'était cela qu'il poursuivait. " p 611 " Quel Dieu féroce avait mis l'or d'un coté et les désirs de l'autre ? Etait-ce un jeu, une mauvaise plaisanterie ?" p 612 Pages 653-655, le cheminement de la pensée d'Angèle qui la mène vers Gueret ... " Etrange parcimonie du temps qui répartit nos maux sur les heures et ne nous en donne qu'un peu à la fois comme pour ne pas nous tuer trop vite. " p 664 " C'était l'heure où les grandes douleurs s'engourdissent, où le souci s'endort, où le malade tombe dans une espèce d'évanouissement délicieux et reprend des forces pour souffrir. " p 664 " A d'autres, à des âmes plus dociles, le don de profiter des circonstances était départi. Bien des gens apprenaient le bonheur comme on apprend un métier et se résignaient joyeusement à accepter le médiocre pour éviter le pire. De cette sagesse résultaient les mariages féconds, les vieux jours tranquilles, les diners de famille qui réunissent trois générations satisfaites. " p 713 " La beauté est un prodige qu'un rien peut anéantir et qui ne devrait s'admirer que de loin, elle s'efface d'une manière aussi difficilement explicable que sa présence même et l'homme n'y porte jamais qu'une main sacrilège. " p 753 " On ne sait jamais quand la vie va vous trahir ; inutile de compter sur le lendemain, ni même sur l'heure qui va suivre ; il n'y a de certain que la mort. " p 757 " Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des méchancetés du sort et ses perfidies, préparées de longue main, n'ont cette apparence fortuite que parce que les dessous nous en échappent. " p 758

 Christine (1930)

Ce court récit est le souvenir de la rencontre d'une petite fille que le narrateur fit, petit garçon. Elle était d'une grande beauté, malade, dans une grande maison, protégée au point de n'être pas visible. Curiosité, terreurs enfantines, interdits et mystères, imprègnent le récit de ce qui demeure vif dans la mémoire.

 Mont-Cinère (1926)

Mont-Cinère, c'est le roman de la banalité sauvée par le sordide, un sordide issu de l'avarice, de la peur de manquer et du désir de posséder, chacune incarnée par un personnage. La solitude quasi totale puisqu'elle est doublée d'une incapacité de communiquer, n'est troublée que par les rivalités de ces passions. L'art de Julien Green est de tenir son lecteur en haleine durant tout le roman, la chute brutale intervient même comme une frustration, on aimerait que "cela continue" et que la folie de la fille et de la mère les mène plus longtemps. Le sordide dans le banal, c'est aussi les personnages secondaires, presque tous, la locataire, les dames de la paroisse, le père dont la figure est assez légèrement évoquée pour que le doute puisse s'établir et le mari qui agit comme lui. Seul le Pasteur est sauvé dans cette galerie redoutable des misères de l'âme. Mont-Cinère, c'est également la prison familiale. On pense à Estaunié des Choses voient, certainement l'auteur le plus proche, ici, du Julien Green de Mont-Cinère. Même si, durant ma quatrième lecture de ce roman, l'emprise a été sur moi moins forte, affaiblie peut-être par la lecture adjacente du Journal des premières années, la force de l'ambiance que Julien Green parvient à créer demeure. La fin brutale crée une impression de déséquilibre dans l'œuvre, pourtant on la sent venir, au fur et à mesure qu'Emily avance vers le piège, le dénouement naît dans l'esprit du lecteur. Il ne peut être autre sauf peut-être l'assassinat de la mère et du mari, issue qui serait plus faible, réduisant Emily à une criminelle et lui faisant perdre Mont-Cinère. Les faces-à-faces des trois personnages principaux, la mère, la fille et la grand-mère, appuyés sur la minutie, la précision et la vérité des détails, créant la force des sentiments, haines et peurs nées de l'avarice, du désir de posséder ; l'impuissance d'où naît la folie pour Emily, prennent une force et une réalité étonnantes. On se trouve devant des incarnations de ces sentiments, des personnages du type de l'avare de Molière, le ridicule étant balayé par la force, tué par la solitude des personnages.

"Il avait été [le père] un de ces hommes tristes et réservés, dont personne n'a rien à dire après leur mort, et qui semblent avoir passé entre le bien et le mal comme entre les haies d'un chemin spacieux." p 77 "Il [encore le père] l'avait épousée parce qu'il s'ennuyait dans sa solitude et il se remit à aimer cette solitude dès que la vie conjugale lui en eut fait connaître les avantages." p 79 "A la vérité, il n'est pas d'endroit au monde auquel on ne puisse s'habituer et où l'on ne découvre une raison de se trouver bien." p 80

 Le voyageur sur la terre (1926) Première publication Nouvelle Revue Française, aout et septembre 1926

Nous sommes dans une petite ville du sud des Etats-Unis où il y a des chambres hantées et des personnes possédées du Malin. Cela semble naturel à nous Français, à l'esprit cartésien, parce que nous admettons que ce monde existe de gens qui sont soumis à ces superstitions. L'habileté de Julien Green est de rester dans le cadre de cette état des choses. Le roman se présente comme le dossier d'une enquête policière dans laquelle l'enjeu est de porter en terre religieusement ou non un jeune homme inconnu selon qu'il s'est ou non suicidé. Le témoignage du héros, Daniel, nous donne sa version en montrant sa maladie, une sorte de dédoublement de personnalité qui va prendre pied sur une réalité de petits faits comme les livres brûlés par la logeuse. Insensiblement déjà, dans ce premier roman écrit, Green sait nous amener à oublier en partie la situation du malade et nous nous retrouvons seuls, avec lui, nus sur la terre. Il a d'ailleurs posé dans ce court roman d'autres figures, comme celle de l'oncle, venu du "Nord", qui nourrissent cette vision. Le surnaturel s'appuie sur le détail du réel, dense et précis, qui donne sa force à l'oeuvre.

Paul, le Maître rêvé, est le Maître qui libère. Il brûle les livres, prend l'argent et, quand sa victime lui demande conseil, répond : "Je pense qu'il faut que vous vous tiriez d'affaire tout seul." p 50 (Oeuvres, Pléiade T I) La tante : "Elle parlait de tout sans ordre et sans modération. Les mots lui suggéraient des idées." p 23 C'est incidemment que Daniel, le Voyageur, nous dit : "Mais ai-je dis que je suis sujet à des accès de terreur dont je ne parviens à démêler ni l'origine ni la raison ? ... ", suivi de l'interrogation : "Pourquoi ne suis-je pas comme tout le monde ?" pp 44-45

 Adrienne Mesurat (1927)

L'ambiance d'Adrienne Mesurat est moins oppressante que celle de Mont-Cinère ou du Voyageur. Cela tient à Adrienne qui se situe en marge de sa famille et ne fait que s'y heurter presque occasionnellement. Son amour du docteur, qu'elle ne saurait pas reconnaître durant la plus grande partie du roman, est ressentie comme un substrat à l'ennui et une réponse naturelle aux émois de son âge. Roman d'une affreuse et irrémédiable solitude née au sein de la famille étroite et que chaque geste pour y échapper, chaque sentiment, creuse un peu plus. Adrienne court après une liberté inutile. Tous les personnages qui l'encadrent ou la croisent sont effrayants ou inaccessibles, parfois les deux à la fois. Adrienne est mue par une nécessité interne qui naît et grandit dans un quotidien désolé, se nourrit de petites choses ridicules. Jamais elle ne domine sa situation et même, surtout, les gestes les plus fous les y enferment plus définitivement car sa servitude se renouvelle à chaque effort. Toute figure devient barreau de sa prison, d'abord ce père irréel qui lit le journal de la première à la dernière ligne et ne sort de sa torpeur béate que pour interdire sur les fantasmes de la soeur malade, aigrie et haineuse ; la voisine, fausse amie, calculatrice et voleuse, tramant dans médiocre perfidie son forfait. Les échappées, un périple dans le village qui mène chez une mercière commère, ou un court voyage de cauchemar, en rompant un quotidien de terreurs intimes, l'alourdissent, font naître des paniques, avancées de la maladie mentale. L'improbable amour d'une bonté diaphane, s'efface gardé par son double cerbère. Belle au milieu de la laideur ambiante, jeune, riche, Adrienne, même libre, n'échappera pas à sa prison faute de pouvoir approcher un monde à sa mesure, le monde d'une jeunesse vivante, qu'elle aperçoit peut-être un instant en la personne d'un ouvrier dont elle a peur. L'esprit d'où sort ce récit semble celui d'un homme qui explore ses terreurs intimes ou oniriques. Le miracle, c'est qu'Adrienne, même lu lentement, parvient à nous habiter de sa seule présence, par la réalité que lui insuffle l'auteur. Rarement avec aussi peu de moyens, de matière, une telle économie d'effets, un auteur créera une fiction aussi prenante, prégnante, menant une misérable selon une invisible nécessité parmi des possibles nombreux qui ne parviennent même pas à dresser le bout de leur nez. Comment, auteur, sort-on d'un tel récit ? Avec l'envie, le besoin, d'en écrire un autre de la même trempe.

"Les cheveux grisonnants étaient tirés en arrière et laissaient voir la forme d'un crâne court où les idées devaient trouver peu de place, mais où les premières venues devaient difficilement le céder à d'autres." p 286 "... mais en vertu d'un état d'esprit assez fréquent à partir d'un certain âge, il ne s'apercevait de rien qui pût le blesser ou le faire changer dans sa conduite." p 292 "C'est peut-être la plus grande consolation des opprimés que de se croire supérieurs à leurs tyrans." p 347 "La place était vide, couverte de grandes mares dans lesquelles la lune voyageait lentement." p 441

 Les clefs de la mort (1930)

Difficile de situer cette longue nouvelle. Où s'arrête le vrai et où commence le rêve ? Là encore l'environnement familial du héros, un enfant à l'époque des faits, est étroit. Mais la mère, médiocre petite vieille occupée de tâches domestiques, terrorisée par une illusoire menace, non parce qu'elle n'existe pas, mais parce qu'elle n'est pas si dangereuse qu'elle le pense, est bienveillante et le jeune garçon n'a pas à souffrir d'une quelconque oppression. Le faux oncle Jalon, n'est pas bien menaçant et la rancœur du héros n'est qu'une pâle jalousie. Comparé à ce que Julien Green a déjà écrit au moment de la rédaction de cette nouvelle, on pourrait la trouver sereine, malgré la tension qui entoure le projet de meurtre. Cependant Odile meurt comme est morte Christine dans cette autre nouvelle. Etait-elle malade ? Pour le narrateur, elle meurt parce qu'il a appelé la mort, qu'elle l'a détournée du but qu'il lui assignait, il est donc responsable de cette mort. On retiendra l'interrogation finale devant la tombe ouverte, lors de l'enterrement : "... sur le couvercle du cercueil, le grand crucifix de cuivre attirait mes regards, et il me semblait que je ne détacherais jamais la vue de ce Dieu qui nous tend les bras du fond des tombes chrétiennes." en se rappelant que Julien Green a écrit ces lignes quelques temps après l'enterrement de son père. Cette nouvelle a été publiée à plusieurs reprises avec Le Voyageur sur la Terre, en livre de poche avec ce court roman et Christine et la nouvelle Léviathan.

 La critique d'époque :

Adrienne Mesurat CR de Henri de Régnier Le Figaro du 10-5-1927

Je n'ai pas lu le premier roman de M. Julien Green, Mont-Cinère, mais celui qu'il publie aujourd'hui : Adrienne Mesurat, m'assure que c'est le roman d'un romancier et non un de ces livres occasionnels et fortuits, comme en publient parfois de jeunes hommes de lettres bien doués, livres qui ont leur valeur et leur intérêt, mais qui ne présagent pas d'une production d'avenir progressive et continue. Ces débuts souvent brillants, mais qui risque aussi d'être sans grande suite et de ne pas amorcer une œuvre, ne sauraient certes être indifférents à la critique qui se doit de les signaler à l'intention des lettrés, quitte à prémunir contre les engouement que suscitent souvent ces "espérances" mais ces "mises en vue" incombent à une certaine critique qu'on pourrait appeler la critique de "découverte" ou la critique de "lançage". Or, n'est-il pas légitime aussi d'attendre qu'un jeune écrivain ait fait d'une façon un peu plus décisive ses preuves de talent avant de chercher à porter sur lui un jugement, sinon infaillible, du moins raisonnable et dans les partis pris bien excusables des découvreurs et des lanceurs de révélations littéraires ?

C'est dans cet esprit que j'ai abordé le livre de M. Julien Green. M. Green est un jeune auteur dont on a "parlé" et son Adrienne Mesurat me semble un ouvrage qui mérite qu'on en parle. Il y a, en effet, chez M. Julien Green, né, élevé, instruit en France, est d'origine anglo-saxonne, et, si Français qu'il soit d'éducation et de culture, il n'en a pas moins subi l'influence des littératures d'outre-mer et d'outre-manche. De ces influences, je ne suis pas en mesure de déterminer les sources directes. Elles sont, chez lui, diffuses et s'exercent à distance, mais je les sens présentes sans pouvoir bien les définir. Elles se marquent dans la manière dont M. Green comprend et pratique l'art du roman, dans l'ampleur qu'il donne au développement du sujet, dans la minutie du détail, dans la lenteur voulue du mouvement narratif, dans tout un ensemble de procédés qui l'apparente aux romanciers anglais. Sans que je puisse cependant établir exactement les points de contact et de jonction par où M. Green m'apparaît comme tributaire littérairement d'un Meredith ou d'un Galsworthy et plus particulièrement d'une Emily Brontë. Néanmoins je ne puis m'empêcher de songer, devant l'Adrienne Mesurat de M. Green, à la tragique et bizarre héroïne dont Emily Brontë, dans son Wuthering Heights, a dessiné, à la manière noire, l'étrange et douloureuse figure.

C'est aussi d'une pauvre fille et d'une âme tragiquement et lamentablement isolée que M. Julien Green nous conte l'histoire, mais comme l'héroïne d'Emily Brontë, ce n'est pas sur une "colline battue par les vents" que vit Adrienne Mesurat. Autour d'elle, nul décor romantique. Seule, l'environne la morne monotonie d'une quelconque petite ville de France, et "il y a, nous dit M. Green, quelque chose de terrible dans les existences de province où tout conserve le même aspect, quelles que soient les profondes modifications de l'âme." C'est dans ce cadre étroitement immuable que se déroule la destinée d'Adrienne, entre un père, égoïste et tyrannique petit bourgeois, et une sœur dont la maladie aggrave le despotisme et la méchanceté, atroce milieu familial que M. Green nous peint avec une cruelle précision et où s'exaltent dans l'ennui les désirs de vivre qui menacèrent au fond d'un cœur en ardente et pleine jeunesse, avide d'amour et de liberté. Car telle est Adrienne Mesurat. La vie l'appelle et tout l'en sépare. En ces conditions, elle est prête à accueillir tout ce qui lui donnera l'illusion de vivre, aussi bien les avances suspectes d'une Mme Legras qu'un amour à la fois furieux et chimérique pour un homme à peine entrevu, le docteur Maurecourt, autour duquel elle "cristallise" toutes les aspirations de son âme et tous les poisons de son cœur.

Cet amour qu'éprouve Adrienne Mesurat, c'est un amour de prisonnière. Epiée par sa sœur, surveillée et séquestrée par son père, sa passion s'exaspère et la détraque. Adrienne n'est plus une amoureuse, c'est une maniaque en proie à une dévorante idée fixe. Comme sa sœur, elle n'aura pas le courage de fuir la maison et l'esclavage qui l'opprime. Elle le subira jusqu'au jour où une brusque révolte fera d'elle une criminelle. N'est-elle que la cause involontaire de la chute mortelle que fait son père dans un escalier obscur après une scène de brutalité et de violence ? Cette pensée la ronge, de même que la ronge son amour secret. Libre désormais, elle aussi, elle fiera cette demeure tragique et cette ville haïe, mais où trouver le repos quand on ne l'a pas en soi-même ?

Alors, dans son désespoir et dans son angoisse, elle se tourne vers celui qu'elle aime et à qui elle n'a encore jamais osé parler, ce docteur Maurecourt qui lui a montré indirectement de la pitié, car il a compris le drame qui s'est déroulé silencieusement et criminellement dans âme et dont il a été la cause indirecte, mais il ne peut rien pour cette malheureuse que de la plaindre. Il n'est pas libre. D'ailleurs ses jours sont comptés. Et la porte de la prison morale où elle se débat se referme sur Adrienne Mesurat. Une seule issue lui reste et qui ne sera même pas la mort. La folie accueillera, en ses obscurs domaines, l'être misérable dont la vie a fait une sorte de monstre parce qu'une fatalité sournoise ne lui a pas permis d'être une femme, et l'a, de par des circonstances contraires, refoulée au fond d'elle-même du poids de toutes ses forces hostiles et mystérieuses.

Telle est la pauvre et tragique histoire d'Adrienne Mesurat et tel est le résumé de ce curieux roman dont les longueurs n'empêchent pas l'intérêt et qui eut cependant gagné à être allégé en certaines de ses parties. Je sais bien que l'étendue donnée au récit renforce l'impression de monotonie qui se dégage de cette vie provinciale, que M. Green sait nous représenter dans ce qu'elle a de plus étouffant et de plus étroit pour nous rendre plus saisissant le drame d'âme qui y éclate. J'ajoute que, de ces "longueurs", M. Julien Green a su en tirer parti et les a nourries d'observations très exactes et de très subtiles analyses. Et puis, ne faut-il pas attribuer quelque peu ce goût du développement minutieux et des méticulosités psychologiques à l'exemple de Marcel Proust ?  Joignez-y celui des romanciers anglais à qui M. Green est lié par une parenté de race et vous aurez, me semble-t-il, l'explication du procédé narratif de M. Julien Green. Que son roman ne soit pas sans défaut, il n'atteste pas moins chez M. Julien Green un remarquable don de romancier. Son Adrienne Mesurat n'est pas seulement une de ces heureuses réussites romanesques qui n'engagent pas l'avenir d'un écrivain, c'est l'amorce d'une œuvre future dont elle est le premier et solide anneau.   Henri de Régnier de l'Académie française.   

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  Léviathan CR de Henri de Régnier Le Figaro du 25-5-1929

... nous revenons aux gens avec M. Julien Green, mais à des gens auprès de qui nous ne voudrions vivre à aucun prix, et il nous faut le très réel talent de M. Julien Green pour nous faire supporter, tant bien que mal, leur sordide, basse, misérable et affreuse compagnie Ces gens, Monsieur Green, les a groupés sous le signe de "Léviathan" qui est, comme on sait, selon la Kabale, le "Grand Amiral" du Prince des Ténèbres ; aussi les personnages du singulier roman de M. Julien Green ont-ils tous en eux l'esprit du mal et ils forment à eux tous un assemblage platement et sinistrement monstrueux., que ce soit la répugnante Mme Londe et les dégoutants et stupides clients de son restaurant, que ce soit Angèle la blanchisseuse, que ce soit l'ignoble M. Grosgeorges, que ce soit le sadique Gueret, ou la vicieuse et féroce Mme Grosgeorges. C'est dans un bien vilain monde que nous introduit M. Green, un monde où règnent la luxure, l'avarice, les basses cupidités, les curiosités malsaines, le meurtre et la folie, un monde sur lequel pèse une atmosphère de médiocrité, d'angoisse et de malheur, où tout ce qu'il y a d'obscur et d'informulé au fond des êtres s'exprime en actes et en pensées avec sous des apparences de réalisme, un grossissement romantique assez déconcertant.

Certes tout romancier est libre de son sujet et on ne saurait reprocher à M. Julien Green celui qu'il a choisi, mais son Léviathan affirme une tendance que l'on pouvait déjà constater dans son Adrienne Mesurat, du même auteur. Monsieur Julien Green a le goût des monstres, mais ceux qu'il nous peint sont des monstres sans intérêt dont la monstruosité dégage une impression d'ennui. Cette impression, je l'ai déjà ressentie dans ce Léviathan, très inférieur à l'Adrienne Mesurat, du même auteur. Il faut de la patience et le respect que l'on doit à toute œuvre d'écrivain sincère et consciencieux pour arriver au bout de cet interminable récit, sinistrement minutieux et prolixe, qui est un curieux mélange de roman russe et de roman anglais et qui d'ailleurs présente bien des invraisemblances de situation et bien des faiblesses de composition, avec je le répète, certaines qualités, car M. Julien Green n'est nullement un écrivain négligeable. Que dis-je, ne va-t-on pas jusqu'à lui attribuer du génie. Il me semble préférable, dans l'intérêt de M. Julien Green lui-même, de reconnaître à son génie beaucoup de talent et de ne pas donner à un de ses ouvrages des louanges conventionnelles, quand un autre lui en méritera sans doute de véritablement justifiées. M. Julien Green est assez jeune pour les attendre sans avoir à trouver qu'elles auront trop tardé et j'ai trop d'estime pour lui, pour ne pas croire qu'il préfère les réserves de la critique aux complaisances de la publicité.                                

     Henri de Régnier de l'Académie Française

 

 

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