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LES ŒUVRES : Leurs œuvres

 

 ANATOLE FRANCE - LES ŒUVRES
 

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La justice est la sanction des injustices établies. (Crainquebille)

Les Dieux ont soif  L'ile des Pingouins  Jocaste et Le Chat maigre  Sur la pierre blanche  Pierre Noziere  Crainquebille  Le Crime de Sylvestre Bonnard  Les désirs de Jean Servien  Thaïs

L'Histoire contemporaine : L'Orme du mail  - Le Mannequin d'osierL'Anneau d'améthyste  - Monsieur Bergeret à Paris 

Je me promettais depuis longtemps une relecture d'Anatole France pour mon propre plaisir d'une part, pour étayer ces pages d'autre part et, enfin, parce que depuis que je lis pour commenter, une nouvelle lecture s'est fait jour, très différente de l'ancienne, plus attentive, moins attachée en apparence au plaisir mais dans laquelle le plaisir devant une réflexion, une phrase, un événement ou un personnage est immédiatement lié au besoin de partager. Cette lecture qui n'oublie jamais l'auteur derrière l'œuvre ne vise pas à une analyse thématique que je serais autant par nature que par (manque de) formation bien incapable de réaliser, et que je ne peux m'empêcher de considérer comme de peu d'intérêt, mais à une pénétration de cette dernière - l'œuvre -, qui devient mienne, unique, erronée par nature, et qui est en elle même une nouvelle œuvre (partielle) à laquelle j'invite chaque lecteur-auteur intéressé à y confronter la sienne.

 L'Histoire contemporaine :

L'Orme du Mail (1897) : Le mail, c'est une allée, bordée d'arbres, qui sert de promenade. En province, à l'époque d'Anatole France, on s'y promène, on s'y montre, on se croise, on se salue ou pas, c'est un des lieux de la vie sociale. On imagine aisément quelques bancs de pierre, et le mail devient un lieu de rencontre et de conversations.

Je renverrais à l'édition Pléiade - au second tome des œuvres d'Anatole France, - aux notes de Marie-Claire Bancquart, en ce qui concerne la genèse de l'œuvre, c'est également à cette édition que je me réfère pour les citations. L'Histoire contemporaine, dont l'Orme du Mail est le premier de quatre volets, est une des œuvres majeures d'Anatole France. On a pu écrire que les dialogues entre Mr Bergeret, héros porte parole de cette œuvre, et l'abbé Lantaigne, étaient artificiels. Tel n'est pas mon avis. Il suffit de se reporter aux interminables débats télévisés actuels pour savoir que la France est un pays de discutailleurs, qui n'ont, hélas pas le niveau des héros d'Anatole France et qui, n'en possèdent pas deux caractéristiques essentielles propres à l'examen des idées : l'écoute de l'autre qui est non seulement une politesse, mais une condition de l'intelligence ; et la bonne foi, remplacée aujourd'hui par la fureur d'avoir raison ou de le paraître.

Dans l'Orme du Mail, Anatole France se situe dans l'après lutte entre la république laïque et l'Eglise. L'Affaire (Dreyfus) est terminée, le pays apaisé, on fait fonctionner le nouveau système entre le gouvernement et l'Eglise. Anatole France profite de ses deux interlocuteurs, de l'attachement de l'abbé, conservateur, à l'Ancien Régime, pour faire passer, par M. Bergeret, quelques idées très pessimistes sur le gouvernement des hommes. Tous les personnages provinciaux de cette œuvre sont bien dessinés et existent fortement. Ils se veulent un échantillonnage représentatif de la société de l'époque.  A tous les niveaux, Anatole France montre un pessimisme marqué. Ainsi, ce sont les tièdes, les médiocres, les intrigants, qui réussissent. Rien n'a changé, et c'est bien naturel, la vie, autrement, serait impossible. M. Bergeret nous donne un véritable florilège d'idées qui pourraient trouver leur place sous une autre forme, des maximes par exemple, ce qui a été un projet d'Anatole France.

La lecture de ce premier opus de l'œuvre cyclique, est facile et agréable. La fluidité de la langue d'Anatole France gagne encore sous la forme de dialogues sans donner la désagréable impression de facilité que dégagent d'habitude les romans de cette sorte. C'est qu'ici, nous sommes en face de longues tirades au travers desquelles sont exprimées des idées sur lesquels se font et défont les clivages de l'époque. La pensée politique d'Anatole France, dans ce roman, apparaît très proche de l'anarchisme : moins d'état, plus de liberté, primauté des mœurs sur les lois.

Le Préfet, Worms-Clavelin, se dit : " Des actes regrettables ont été commis, je le reconnais. Des changements partiels s'imposent, notamment dans la représentation nationale, mais le  régime est encore assez fort, Dieu merci ! pour que je le soutienne. " p 776 " L'esprit des populations était si bon que les deux députés qui, compromis dans plusieurs affaires financières, se trouvaient sous le coup de poursuites judiciaires, avaient néanmoins gardé toute leur influence dans leurs arrondissements. " p 783 Ne se croiraient-on pas à Levallois-Perret en 2011 ? " Il avait la vision contuse de ce bétail humain se laissant conduire et traînant sous l'œil du chien son infatigable et morne douceur. " p 783 : " Monsieur l'abbé, vous venez de retracer, avec ne éloquence qui ne subsiste plus que sur vos lèvres, les caractères du régime démocratique. Ce régime est, peu s'en faut, tel que vous le représentez  c'est encore celui que je préfère. Tous les liens y sont relâchés, ce qui affaiblit l'État, mais soulage les personnes, et procure une certaine facilité de vivre, et une liberté que détruisent malheureusement les tyrannies locales. La corruption sans doute y paraît plus grande que dans les monarchies. Cela tient au nombre et à la diversité de gens qui sont porté au pouvoir. Mais cette corruption serait moins visible si le secret en était mieux gardé. Le défaut de secret et le manque de suite rendent toute entreprise impossible à la République démocratique. Mais, comme les entreprises des monarchies ont le plus souvent ruinés les peuples, je ne suis pas trop fâché de vivre sous un gouvernement incapable de grands desseins. Ce qui me réjouit surtout dans notre République, c'est le sincère désir qu'elle a de ne point taire la guerre en Europe. Elle est volontiers volontaire mais jamais belliqueuse. En considérant les chances d'une guerre, les autres gouvernements n'ont à redouter que la défaite. Le nôtre craint également, avec juste raison, la victoire et la défaite. Cette crainte salutaire nous assure la paix, qui est le plus grand des biens. " p 813 On sait que la république devait quelque peu s'éloigner de cette politique pacifique et se lancer dans une politique agressive et revancharde vis-à-vis de l'Allemagne, favorisant ainsi outre Rhin le parti belliciste et aboutissant au massacre suicidaire de 1914 - 1918, de surcroit mal préparé au plan militaire. " Et puisqu'elle [la République] gouverne peu, je lui pardonne de gouverner mal. " p 815 Voire également la longue description de la situation et de l'état d'âme de M. Bergeret, pp 816 - 817. " Nous ne dépendons point des constitutions ni des chartes, mais des instincts et des mœurs. Rien ne sert de changer le nom des nécessités publiques. Et il n'y a que les imbéciles et les ambitieux pour faire des révolutions. " p 819 Cette opinion de M. Bergeret ne surprend pas sous la plume du futur auteur des Dieux ont soif.  " ... il n'est pas un peuple au monde qui ne soit souillé de tous les crimes et couvert de toutes les hontes. " p 834 Je me souviens avoir écrit cette phrase ou quasiment la même, réponse aux imbéciles qui cultivent la culpabilité ou le souvenir avantageux, sans me souvenir que je l'avais lu il y a longtemps. Cassignol, le vieux magistrat retraité rapporte la parole de son maître : " ... l'intérêt de l'accusé est sacré, l'intérêt de la société est deux fois sacré, l'intérêt de la justice est trois fois sacré. " p 837, principe encore actif qui explique les forfaitures d'une justice imbécile, telle que Outreau ou Omar (encore que dans ce cas, l'erreur et la forfaiture doit peut-être plus à la magouille qu'aux principes.) Cassignol ajoute : " Durant ma longue carrière de magistrat je n'ai jamais eu à connaître d'une erreur judiciaire. - Voilà une affirmation rassurante, dit M. de Terremondre. - J'en demeure glacé d'effroi. " murmure M. Bergeret. "  p 839 On notera l'efficacité d'Anatole France : une réplique de cinq mots suffit à montrer l'horreur de cette affirmation suivant l'énoncé d'un principe odieux. On est en plein dans l'Affaire Dreyfus. On notera la remarquable description du préfet dans le monde, pages 840-841. Le bonheur d'une formule : " Jeune fille, elle avait été trempée dans la religion comme dans de l'huile. " p 842  " Si le diable boiteux, nous enlevant dans les airs, soulevait à nos yeux les toits de la ville, nous verrions des spectacles  effroyables, et nous serions épouvantés de découvrir parmi nos concitoyens tant de maniaques, de pervertis, de déments et de démentes.                 - Bah ! dit M. le préfet Worms-Clavelin,  il ne faut pas y regarder de trop près. Tous ces gens-là, pris  en particulier, sont peut-être ce que vous dites ; mais ils forment un ensemble superbe d'administrés et, la population d'un magnifique chef-lieu de département. " p 849 Dans un chapitre supprimé, le Préfet dit : " Vous connaissez bien le caractère des contribuables. Dès qu'on fait mine de lui tirer de l'argent de la poche, ils crient comme des putois. Ils crient, mais ils paient. " Le ministre répond : " Ce pays est vraiment admirable. Pour l'élasticité des ressources financières, la France est le premier peuple du monde. Il faut le dire bien haut, car c'est vrai. " p 863

 Le Mannequin d'osier : Constitué, comme l'Orme du Mail, de feuilletons publiés dans l'Echo de Paris, le Mannequin d'osier est traversé par les démêlées conjugales de M. Bergeret, écho certainement de celles qu'Anatole France connut. C'est comme l'ensemble de l'Histoire Contemporaine et d'autres œuvres d'Anatole France, un roman d'idées portées par des personnages qui parviennent à prendre forme sous nos yeux. Sur le ton de la conversation ou de la méditation, l'auteur nous livre ses réflexions et d'autres représentant des points de vue différents, sur de nombreux sujets alors actuels dont la plupart ont gardé leur actualité, ce qui prouve s'il en était besoin que ni les hommes, ni le monde ne changent vraiment sous certains rapports. On ne peut qu'être frappé par le caractère presque systématiquement subversif de Monsieur Bergeret. Les qualificatifs de "sceptique et de passionné" utilisés par Marie-Claire Bancquart pour qualifier Anatole France ont été contestés. Pourtant c'est bien les deux aspects qui ressortent de cette œuvre, il est vrai que c'est le sceptique qui domine ici, mais, nié par les combats et les prises de position de l'auteur. On peut affirmer que le grand art, ici, est de nous attacher autant aux idées au point de parvenir à les substituer presque totalement à l'action. Ce sont elles qui donnent la vie au roman, qui en font une lecture facile et attachante et ce n'est pas un mince mérite.

" Il a fallu une éternité pour produire un dictionnaire et ma femme, monuments de ma pénible vie, formes défectueuses, parfois importunes. Amélie contient une âme injurieuse dans un corps épaissi. C'est pourquoi il n'y a guère à espérer qu'une éternité nouvelle crée enfin la science et la beauté. Nous vivons un moment et nous ne gagnerions rien à vivre toujours. Ce n'est ni le temps ni l'espace qui firent défaut à la nature, et nous voyons son ouvrage. " p 871-872 (Pléiade T II) On admirera ici la concision de la formule qui décrit et résume Amélie : " Amélie contient une âme injurieuse dans un corps épaissi. " " Il y a des héros, il n'y a pas de peuples de héros ; il n'y a pas d'armées de héros. Les soldats n'ont jamais marché que sous peine de mort. " p 870 " Vous n'imaginez pas, cher Maître, ... la force de la suggestion. Il suffit de donner à un homme une baïonnette au bout d'un fusil pour qu'il l'enfonce dans le ventre du premier venu et devienne, comme vous dites, un héros. " p 871 Page 873, la belle tirade de M. Bergeret sur le moral des hommes [militaires] et sur ses conditions. Page 898, Monsieur Bergeret est doux envers lui-même. Cela me semble bien naturel et il n'a pas besoin de " ne pas se sentir aimé " pour cela ! " Quelle ardeur vous emporte, mon cher monsieur Mazure ? - L'ardeur de la justice. - Adieu, monsieur Mazure, ne soyez pas juste et soyez indulgent. "  p 908 " On goûte un plaisir philosophique à considérer que la révolution a été faite en définitive pour les acquéreurs de biens nationaux et que la Déclaration des droits de l'homme est devenue la charte des propriétaires. " p 910 " Il avait les jouissances de l'argent ; il en aurait maintenant les honneurs. Car l'argent est devenu honorable. C'est notre unique noblesse. Et nous n'avons détruit les autres que pour mettre à la place cette noblesse, la plus agressive, la plus insolente et la plus puissante de toutes. " p 911 (A la suite d'une remarque sur le fait que sous l'ancien régime tous les biens fonciers appartenaient au roi. Ce qu'Anatole France reproche profondément à la Révolution : c'est d'être bourgeoise dans le plus mauvais sens du mot. D'autres reproches seront déroulés dans Les Dieux ont soif. Le chapitre XI avec son plaidoyer contre la peine de mort et le code de justice militaire. France accroche une fois encore la révolution quand il fait l'éloge de Laprat-Teulet, sénateur corrompu : " Il demeurait le défenseur courageux de ce système fiscal, inauguré par la Révolution et fondé, comme on sait, sur la justice et la liberté. Il soutenait le capital avec cette émotion si touchante chez les vieux lutteurs. " p 964 Du scandale, la prévarication, M. Bergeret dit : " Le grand nombre des complices et les haines puissantes des partis [on pourrait dire aujourd'hui : et des hommes puisque nos politicard se sont encore abêtis] en provoquent ..." et cela reste d'actualité en 2011 : " ... nos chéquards du parlement livrent la France à une puissance étrangère : la Finance. Car il est vrai que la Finance est aujourd'hui une puissance et qu'on peut dire d'elle ce qu'on disait jadis de l'Eglise, qu'elle est parmi les nations une illustre étrangère. " pp 966-967 Le sénateur est arrêté pour corruption, M. Bergeret dit : " Et l'on prévoit que si la justice le rend à la haute Assemblée, M. Laprat-Teulet siègera, l'année prochaine, dans la commission du budget. Nul doute qu'il ne retrouve ses électeurs à l'expiration de son mandat. " p 967 En 2011, des repris de justice sont, après la "sanctification" d'électeurs imbéciles, les habitués de l'Élysée quand ils ne sont pas Ministres ! Comme l'abbé Lantaigne demande à Monsieur Bergeret s'il ne pressent pas quelque catastrophe, il répond : " La vie est, par elle-même, une catastrophe. " p 968 et " Notre pays, qui est le plus beau du monde, ne subsiste, comme les autres, que par le renouvellement de ses fautes. Vivre, c'est détruire, Agir, c'est nuire. " p 968 Parlant des chefs d'Etat français : " leur génie est médiocre, comme leur puissance. " p 969 Aujourd'hui, médiocre est encore trop ! Quand M. Bergeret parle de la fin des guerres et de l'Europe socialiste qui se profile - nous sommes avant 1897, en pleine illusion de l'avenir socialiste - l'abbé Lantaigne répond " ... il n'y a qu'une Europe possible : l'Europe chrétienne. Il y aura toujours des guerres. La paix n'est point de ce monde. Puissions-nous retrouver le courage de nos aïeux ..." p 970 Pour M. Bergeret comme pour l'abbé Lantaigne, les revers personnels influent sur les idées et contribuent à la vision pessimiste du monde. L'abbé, pensant à la mitre qui lui échappe et au séminaire endetté, déclare : " Les plus terribles calamités sont près de fondre sur la France. ", se faisant, il est prophète. " Je veux croire encore que la vie organique est un mal particulier à cette vilaine petite planète-ci. Il serait désolant de penser qu'on mange et qu'ont est mangé dans l'infini des cieux. " p 973 " Les religions n'ont guère d'effet sur les mœurs et elles sont ce que les mœurs les font ..." p 984 " Tous les partis  qui se trouvent exclus du gouvernement réclament la liberté parce qu'elle fortifie l'opposition et affaiblit le pouvoir. Pour cette même raison, le parti qui gouverne retranche autant qu'il peut sur la liberté. " p 997

 L'anneau d'améthyste : Dans le sillage des deux précédents opus, celui-ci entre de plein pied dans l'Affaire, elle y est présente par les dissertations sur le faux, par ses effets dans la société, par l'amant de Mme de Bonmont, Raoul Marcien, officier français, traitre porté en triomphe par des officiers français à la sortie d'un tribunal l'ayant "blanchi", escroc, proxénète, voleur, gigolo, joueur, bref, tout le portrait d'Esterhazy, le vrai traitre de l'Affaire, protégé de l'Etat-major. La société de la ville de province, reproduit les personnages qui prendront parti dans l'Affaire selon leur situation sociale. Anatole France a la rare faculté de nous faire voyager dans le temps avec facilité. Quand il nous dit : "Un jour de mois de décembre de l'an 397, saint-Loup, plein d'oeuvres et de jours ..." p 47 (TIII, Pléiade) nous avons vraiment l'impression de pousser une porte, l'an 397 nous appartient et avec lui le passé s'offre, issu d'une connaissance commune. La même faculté s'applique, moins souvent, au futur, quand par exemple, il est évoqué dans le dernier chapitre de l'Ile des Pingouins. Ce pouvoir de dépaysement, Anatole France le tient non en s'appliquant à rendre le cadre, mais, simplement, en entrant dans le temps sur le ton du conteur. Avec lui, nous revenons sans nous apercevoir, à l'origine de la littérature : les conteurs et leur parole quand, au coin d'un feu, ils disaient les aventures des grecs devant Ilion ou l'odyssée d'Ulysse. C'est un art simple et prenant. Mais l'écrit y a ajouté sa force d'imprégnation, quand je lis, ma voix intérieure dit les mots de l'auteur qui deviennent les miens et suscitent des réactions, des rêveries, des découvertes, des similitudes ou encore sèment des ferments.

Et comme M. de Terremondre lui objectait la raison d'Etat, il [M. Bergeret] répliqua :Nous n'avons point d'Etat, c'est la raison des bureaux. " p 61 Anatole France met ici le doigt sur l'essentiel de l'Affaire : les bureaux qui forgèrent le faux, en forgèrent d'autres pour le justifier et s'enfoncèrent dans leurs mensonges, on connaît la suite. Tout le pays s'en mêla, les antisémites et l'Eglise, des intellectuels - une minorité, n'accepta pas les conclusions d'un tribunal militaire abusé ... " La vie, - dit le docteur Fornerol - c'est de l'inconnu qui fout le camp. " p 89 " Ce qui est vrai, répliqua M. Bergeret, c'est que les hommes animés d'une foi commune n'ont rien de plus pressé que d'exterminer ceux qui pensent différemment, surtout quand la différence est très petite. " p 92 France écrit des romans d'idée, mais l'automobile y fait son entrée en tant qu'objet désiré, dans une exposition. On y donne des détails techniques - l'Anneau est publié en 1899, en ce domaine des grandes révolutions techniques, en particulier l'allumage électrique des frères Mors, sont déjà acquises. C'est elle qui servira au jeune Bonmont à convaincre son ami et débiteur, Dellion, d'envoyer la belle Mme de Gromance que Bergeret admire de loin, convaincre le vieux ministre des cultes en faveur de Guitrel pour l'évêché de Tourcoing. C'est ainsi que se font les évêques sous cette république laïque ! Bonmont, qui agit pour obtenir le "bouton" du duc de Brécé, n'hésite pas à envoyer sa mère - parce qu'elle est vraiment belle - chez Loyer dans le même but. Il la regarde avec attention à sa coiffure, ce qui nous donne une belle description sous la plume d'Anatole France, lui-même amateur de jolies femmes. Mais on n'est pas loin du blasphème ! Monsieur de Terremondre, Conseiller Général, qui vend des tableaux à des banquiers juifs, est antisémite, mais seulement dans son fief de province où c'est le sentiment général.  " ... mais comme il n'y avait pas de juifs dans la ville, l'antisémitisme y consistait principalement à attaquer les ... protestants." p 142 Ce rapprochement, nous ramène à la Révolution dont Juifs et Protestants, également persécutés sous l'Ancien Régime, furent des soutiens, alimentant ainsi l'antisémitisme catholique qui n'avait pas besoin de cela ! " Et puis, je tiens pour mauvais qu'on fasse dans un pays des distinctions de races. Ce n'est pas la race qui fait la patrie. Il n'y a pas de peuple, en Europe, qui ne soit formé d'une multitude de races confondues et mêlées. " p 142-143 " Après avoir subi quelques instants ces impressions singulières, il y prit garde, car il avait l'esprit réfléchi et la faculté de s'observer soi-même. Et il se procurait ainsi un inépuisable sujet de surprise, d'ironie et de pitié. " p 161 Anatole France est désabusé mais il ne retient pas pour le roman l'article du 29 mars 1898 dans lequel il est beaucoup question de l'intelligence en termes négatifs. " L'intelligence toujours et partout doit être vaincue. Il le faut, sa défaite importe à la conservation de notre espèce. " p 177 " Les lois ne sont que l'administration des instincts. Elles se trouvent soumises aux habitudes qu'elles prétendent soumettre ; c'est ce qui les rend supportables à la communauté. On les appelait autrefois des coutumes. " p 178

 Monsieur Bergeret à Paris : Quatrième et dernier opus de l'Histoire contemporaine, Monsieur Bergeret à Paris se situe dans l'après affaire immédiat. Le conflit n'est pas mort mais appartient déjà au passé, royalistes et cléricaux se débattent encore dans un combat qu'ils ont déjà perdu. Rarement certainement un auteur n'aura autant collé au présent, à l'histoire politique de son époque et autant diffusé ses propres idées dans un roman que dans les quatre et surtout les deux derniers de cette série. On y évoque directement des personnages de l'époque mais, surtout, on y peint au travers des personnages fictifs les mœurs de l'époque. Anatole France est un caricaturiste féroce, seul le langage empêche de discerner qu'il est le vrai père littéraire de Marcel Aymé, n'ayant rien à envier à ce dernier. Les thèmes sont encore d'actualité et l'on comprend aisément le grand complot qui a toujours entouré France : encensé, consacré écrivain officiel, cet anarchiste au langage classique, ce subversif, devenait inoffensif, mieux : on le discréditait. Pourtant aucun écrivain du vingtième siècle n'aura autant scruté la société politique républicaine, ne l'aura autant cernée dans ses petitesses, ses mesquineries, ses impostures. Rarement un sceptique n'aura été aussi passionné par les affaires de son temps et par l'humain, n'en déplaise à certain biographe récent qui remet en cause, sait-il lire ? - cette association dont Marie-France Bancquart avait fait le titre de sa grande étude. Sceptique, France l'est parce qu'il sait et il le décrit ainsi, que l'homme ne changera pas. S'il n'est pas "mauvais", il n'est pas bon, il est tout simplement médiocre, une médiocrité qui se décline sous divers aspects, mais qui n'épargne personne, une médiocrité qui est - peut-être - préférable aux grands sentiments, à la pureté douteuse qui sert d'alibi aux massacreurs. Passionné il l'a été par ses combats dont Dreyfus n'est qu'une partie, la plus visible certes, décisive certainement dans les prises de conscience de l'auteur, dans l'établissement de rapports avec des hommes généreux, Zola, Jaurès, par exemple, qui élargiront certainement son domaine d'intérêt mais qui ne "pervertiront" pas sa pensée. La mesure chez France est une forme de relation, elle n'est qu'apparence, que ton, dans l'œuvre, ou, encore une fois, des livres tels que l'Histoire Contemporaine, L'île des Pingouins, les Dieux ont soif, sont de véritables brûlots. J'aimerais qu'un philosophe libre, Michel Onfray, se penche sur cet écrivain comme il l'a fait sur Camus, car, par bien des aspects, France est un libertaire. Il y a autour de France la même imposture que celle que d'autres ont tissée autour de Camus et il est, de surcroît, un des meilleurs écrivains que l'on puisse trouver en langue française, non au niveau de la pureté de la langue comme certains cuistres l'ont, en son temps, décortiqué, mais au plan du style de narration, de l'exposition des idées, de la composition. Le recul permanent que France prend avec ses sujets, même quand ils lui tiennent à cœur, lui permet ce "classicisme" qui n'est qu'apparent si on se réfère par ce terme à Racine et Corneille. Le goût du pastiche, l'immense connaissance livresque, l'intelligence devant l'évènement font le reste. Le parallèle avec André Gide qui lui doit beaucoup hors le style et la forme, serait intéressant et l'on comprend pour quelles raisons ce dernier, non exempt de mesquineries au plan littéraire, l'a écarté si légèrement et si injustement avec un soit disant "manque d'angoisse" qui ne peut se justifier. Dans l'immense désert d'idées et de talent de la littérature française livrée aux faussaires et aux escrocs, France serait une bouffée d'air frais dans le même temps qu'il réveillerait peut-être certains dormeurs.

Ce qu'on appelle le génie d'une race ne parvient à sa conscience que dans d'imperceptibles minorités. Ils sont rares en tous lieux les esprits assez libres pour s'affranchir des terreurs vulgaires et découvrir eux-mêmes la vérité voilée. " p 209 Panneton de la Barge tient à l'armée mais sa fortune provient d'un trafic aux fournitures de son père, cela rend ridicule son discours. p 218. Page 228, Anatole France fait exposer par le menuisier qui vient installer les bibliothèques de M. Bergeret le débat entre socialistes au sujet de l'Affaire : engagement ou indifférence. Jaurès d'un coté, Guesde de Millerand de l'autre. Poupard plaide pour la justice et la bonté ce qui ne sera pas le cas de la majorité socialiste. "Et la peur, la peur naturelle, qui fut la conseillère de tes ancêtres et des miens, à l'âge des cavernes, la peur qui fit les dieux et les crimes, te détourne ..." p 230 Ici, Anatole France fait partager à M. Bergeret une erreur qui fut mienne avant la lecture du livre de Durkeim, au sujet de l'origine des dieux. C'est l'ignorance qui fit les dieux, pas la peur (c'est un raccourci que Durkeim jugerait peut-être abusif mais qui me semble convenir.) De même qu'il a fait entrer le vrai traître de l'Affaire, Esterhazy, sous le nom de Raoul Marcien, il fait entrer dans son Histoire le général Mercier, un des félons et parjures de l'Affaire, dans un vieux conte, sous le nom de "colonel Gelgopole", il le dégrade au passage. Je ne puis résister au plaisir de citer l'énumération que fait Anatole France des désignations des curés dans un texte pseudo-ancien : " frocards, hypocrites, bigots, cafars, imposteurs, pouilleux, escabournés, encucullés, cagouleux, tondus et deschaux, mangeurs de crucifix, fesseurs de requiem, mendiants, faiseurs de dupes, captateurs de testaments ..." p 233. " Il n'y a pas beaucoup de républicains en France. La République n'en a pas formé. C'est le gouvernement absolu qui forme les républicains. Sur la meule de la royauté et du césarisme s'aiguise l'amour de la liberté, qui s'émousse dans un pays libre, ou qui se croit libre. Ce n'est guère l'usage d'aimer ce qu'on a. Aussi bien la réalité n'est pas bien aimable. Il faut de la sagesse pour s'en contenter. " pp 238-239. Pages 257 et 258, le discours de Bissolo, socialiste, rapporté par le jeune Lacrisse, royaliste, contient un peu de l'amertume de France à l'encontre des "foules molles". " Les foules sont toujours inertes. Elles n'ont un peu de force qu'au moment où elles crèvent de faim. " Et l'existence des foules nazies, quelques dizaines d'années plus tard, souvent savamment mises en scène, ne fera que confirmer le " que quand elles crèvent de faim ". " Chez les faibles, la faiblesse se multiplie avec le nombre des individus." A quoi croit ce sceptique ? En quoi demeure-t-il sceptique ? M. Bergeret nous en donne une idée quand il dit à sa fille : "- Non. Je ne crois  pas que les hommes soient bons naturellement. ... Je vois plutôt qu'ils sortent péniblement et peu à peu de la barbarie originelle et qu'ils organisent à grand effort une justice incertaine et une bonté précaire. Le temps est loin encore où ils seront doux et bienveillants les uns pour les autres. " pp 288-289 Et quand Pauline demande quand sera le monde meilleur, il répond : " L'avenir, il faut y travailler comme les tisseurs de haute lice travaillent à leurs tapisseries, sans le voir. " p 289 Le père continue à exposer ses idées, ici, celles de l'auteur. Il s'ensuit une sorte de justification de la souffrance, étonnante chez ce mécréant - qui n'est certes pas celle de l'Eglise et qui se rapprocherait plutôt de celle du Tao. " La sainte pitié qui fait la beauté des âmes, périrait en même temps que périrait la souffrance. Cela ne sera pas. Le mal moral et le mal physique, sans cesse combattus, partageront sans cesse avec le bonheur et la joie l'empire de la terre, comme les nuits y succéderont aux jours. Le mal est nécessaire. Il a comme le bien sa source profonde dans la nature et l'un ne saurait être tari sans l'autre ... " p 290 et : " Mais aux maux inévitables, à ces maux à la fois vulgaires et augustes qui résultent de la condition humaine ne s'ajouteront plus les maux artificiels qui résultent de notre condition sociale. " p 290 Bergeret continue, développant un esprit collectiviste : " Les biens les plus précieux sont communs à tous les hommes, et le furent toujours. " p 292

Le pessimisme prend-til le dessus quant il confesse : " Je comprends, ... Je me suis toujours incliné à comprendre, et j'y ai perdu des énergies précieuses. Je découvre sur le tard que c'est une grande force de ne pas comprendre ..." p 293 Anatole France qui se souvient de la révolution française, est réformiste : "Les transformations sociales s'opèrent, de même, insensiblement et sans cesse." p 294 Ne pas manquer la tirade sur Jean Coq et jean Mouton, pages 305 et suivantes.

"Toi qui de vent te repais

Trublion, ma petite outre,

Si vraiment tu veux la paix,

Commence par nous la f..." (Cf Rabelais) p 323

 

"Il faut préférer à toute autre la forme républicaine comme la mieux appropriée aux développements d'une communauté vivante. ... Ce qu'il y a de meilleur en elle, c'est le devenir. " p 355 - C'est ce qu'à tué dans l'œuf l'Europe enfermée dans des règles qui relèvent de choix politiques dès l'origine et incapable de ce fait, d'évoluer.

  Le Crime de Sylvestre Bonnard (1881) : Le crime de Sylvestre Bonnard est peut-être plus compliqué qu'il n'y paraît. Sylvestre Bonnard, vieil érudit, savant même, féru de manuscrits anciens, le fils de libraire et le bibliothécaire ne sont pas loin, tient un journal au-travers duquel il nous conte deux épisodes de sa vie. La quête d'un vieux manuscrit qui le mène en Sicile et la rencontre du fantôme d'un amour de jeunesse contrarié et non réalisé. Ces deux arguments tout comme le crime dont je laisse au lecteur de découvrir dans les dernières pages la nature, ne sont en fait que des occasions de nous entraîner dans l'intimité intellectuelle et spirituelle d'un vieux garçon, membre de l'Institut. Sylvestre Bonnard est épicurien, un sage épicurien vraiment assez sage ! Le bonheur semble d'abord s'écrire pour lui : tranquillité ; après, il s'agit de savoir jouir des plaisirs quotidiens qui s'offrent sans cesse à nous pourvu que nous ayons quelque passion. La spiritualité, c'est d'en connaître le prix et d'en tirer le meilleur profit, de s'élever par ces plaisirs délicats dont la passion ne peut être tout à fait absente, témoin, cette quête d'un manuscrit et le culte rendu à un souvenir. Anatole France possède l'art d'entrainer son lecteur dans ses rêveries érudites, pleines de sagesse et également peut-être un peu anarchisantes. De gauche, de droite, nationaliste, socialiste ? En tout cas, libre, libre d'engagements, d'étiquettes et on n'est pas libre quand on est quelque chose dans ces genres. Indépendant donc, ne dépendant que de ses passions, de ses livres et manuscrits et ... de sa vieille gouvernante. Sur le tard, Anatole France épousera sa gouvernante, Emma Laprévotte.

Ce livre est un livre d'enseignement, dans lequel on évoque d'ailleurs les principes d'un bon enseignement, par l'éveil de la curiosité, par la stimulation du plaisir, "On n'apprend qu'en s'amusant ... L'art d'enseigner n'est que l'art d'éveiller la curiosité des jeunes âmes pour la satisfaire ensuite, et la curiosité n'est vive et saine que dans les esprits heureux. Les connaissances qu'on entonne de force dans les intelligences les bouchent et les étouffent. Pour digérer le savoir, il faut l'avoir avalé avec appétit." p 258 Voilà qui est conforme à la vocation de l'homme : "On est sur la terre pour se plaire dans le beau et dans le bien et pour faire ses quatre cents volontés quand elles sont nobles, spirituelles et généreuses. Une éducation qui n'exerce pas les volontés est une éducation qui déprave les âmes." p 257 L'opposition à Maître Mouche, notaire, s'ouvre par la plaisanterie de l'escalier qui, devenu plus dur à monter témoigne de la méchanceté du présent  et se prolonge par une affirmation en opposition avec l'idée de décadence : "Hélas ! de la société à mon âge on sait trop bien combien la vie est peu innocente ; on sait trop ce qu'on perd à durer en ce moment et l'on n'a de confiance qu'en la jeunesse." p 264. Sylvestre Bonnard est vieux, il va vers la mort, Anatole France quant à lui n'a que trente-six ans quand il écrit ce livre. Le vieux savant est le personnage qui lui permet sans décalage d'exposer cet épicurisme très sage en gommant la vie amoureuse à laquelle il peut substituer le souvenir puis le spectacle. Mais Sylvestre n'est pas un naïf, l'homme de cabinet est prompt à admirer la beauté féminine, la princesse Trépof, ou à déceler la friponnerie, la mesquinerie. Les personnages du notaire, Maître Mouche et de la directrice d'école, Mlle Sévère, sont très réussis. Si je sacrifiais à la mode, je dirais de Sylvestre Bonnard qu'il est très "moderne" dans ses idées, plus proche de Voltaire que de Racine tant dans la langue que dans les idées, d'une modernité que nos nombreux curés et inquisiteurs, de diverses obédiences, sont très loin, aujourd'hui, de posséder.

"Nous sommes d'éternels enfants et nous courons sans cesse après des jouets nouveaux." p 167 " "Il faut bien que l'homme soit naturellement mauvais car toute cette joie étrangère m'attristait profondément." p 175/6 "Les amants qui aiment bien n'écrivent pas leur bonheur." p 179 "... la vie ne nous semble courte que parce que nous la mesurons  inconsidérément à nos folles espérances." p 204 "On me rêve et je parais ! Tout n'est que rêve et puisque personne ne rêve de vous, Sylvestre Bonnard, c'est vous qui n'existez pas. " dit la fée de son rêve à Sylvestre. p 212 Faisant le récit de sa vie, Sylvestre Bonnard dit : " ... hélas ! Il est à remarquer Madame, que les hommes qui se sont occupés du bonheur des peuples ont rendu leurs proches bien malheureux." p 231 La moquerie de la pensée de Goethe sur la mort pp 247-248. "Le progrès des sciences rend inutile les ouvrages qui, ont le plus aidé à ce progrès. Comme ces ouvrages ne servent plus à grand chose, la jeunesse croit de bonne foi qu'ils n'ont jamais servis à rien ; elle les méprise et pour peu qu'il s'y trouve quelque idée trop surannée, elle en rit." p 252 "Mais résiste-t-on à la vertu ? Les gens qui n'auraient point de faiblesse sont terribles ; on n'a point de prise sur eux." p 254

 Le chat maigre (1879) : J'ai toujours regretté que ce titre : Jocaste et le chat maigre ne recouvrit pas un seul roman montrant une femme maigre souriant tristement en caressant un chat à son image derrière une fenêtre. Ce titre en effet en recouvre deux et désigne deux courts romans publiés ensemble comme deux frères antinomiques. En effet aux figures sombres et tourmentées de Jocaste, le Chat maigre répond par l'insouciante vie au jour le jour de ses malheureux héros tous plus ou moins folkloriques. M. de Havilland y devient M Sainte-Lucie, ancien ministre de sa Majesté Soulouque, Faustin 1er de Haïti, président à vie de la commission d'érection du monument aux victimes de Faustin ; son fils répond à Mlle de Haviland et pas de danger qu'on le retrouva pendu. M. Fellaire de Sisac trouve un écho dans le professeur Godet-Laterrasse, amateur de textes fondamentaux, contre qui, n'en doutons pas puisqu'il nous le dit dans quelques péroraisons, toute la Sorbonne a parti lié. Peut-être pourrait-on reprocher à Anatole France de badiner avec ce Faustin premier mais la malheureuse demi-île de Haïti n'a-t-elle pas toujours été une caricature vaudevillesque tombant souvent dans le crime et  sombrant dans la misère de ce que peuvent être les gouvernements humains ? Par certains cotés ce texte pourrait annoncer Marcel Aymé par sa veine fantaisiste ou Louis Codet par la situation des héros et leur façon de vivre, mais il est d'Anatole France et porte quelques unes des caractéristiques qui éclateront dans l'œuvre à venir. Rien n'est important, tout se termine toujours bien, pourraient être les maximes de ce récit où la colère ne trouve à s'exprimer que dans l'invention de l'illusion avec le sage fou de Branchut ou l'emprisonnement dans des chambres d'hôtel de luxe avec M. Sainte-Lucie. Pour qui penserait Anatole France homme d'ordre et ami de la droite nationaliste, ce récit est bien décevant et témoigne plutôt d'un gentil anarchisme.

 Jocaste (1879) : Ce court roman, cette qualification convient mieux à ce texte que longue nouvelle, est un des premiers textes de fiction publié par Anatole France, dans le Temps. L'auteur est alors déjà respecté pour ses recueils de poèmes, Noces Corinthiennes et Poèmes dorés, et quelques autres textes s'apparentant à la critique littéraire, mais n'est pas encore l'écrivain national qu'il deviendra. La phrase est vive, presque toujours en deux parties, balancée, l'une propose, l'autre conclut. Parfois, deux courtes phrases se répondent, d'autres fois, la phrase, plus longue, est suspendue par une incise qui en retarde la chute. Le lecteur est ainsi emporté par un premier mouvement qui tient à la structure du texte. Anatole France est un conteur, un merveilleux causeur qui passe dans son texte écrit. Dans ce premier texte de fiction publié, Anatole France fait preuve d'ironie, une ironie qui établit une distance entre l'auteur et ses personnages. Il ouvre le texte par un éloge de la douleur, un éloge façon biologiste, ni religieux, ni sadique. Son porte parole, René Longuemare, professe des idées avancées parfois paradoxales. Les personnages sont plantés de façon rapide et efficace, rejoignant des stéréotypes par petites touches. Ils ne manquent pas de profondeur et sont bien réels. Dans sa longue notice sur ce texte, dans l'édition Pléiade (T I, p1065 et suivantes) Marie-Claire Bancquart nous dit comment Anatole France règle ici ses comptes de jeunesse. Le récit ne manque pas d'un certain suspens autour de Mme de Haviland, alias Hélène Fellaire de Sisac, pas plus de Sisac que M. Giscard n'est d'Estaing, et pourrait tourner au roman policier, genre déjà établi, mais qui ne bénéficiait pas encore de la vogue qu'il connaitra plus tard. Cela ne nuit pas à l'intérêt en créant autour de l'héroïne une menace, mais n'est pas indispensable à l'intérêt. Un grand plaisir de lecture qui en annonce bien d'autres.

 Les Dieux ont soif (1912) : Ce livre est certainement l'œuvre la plus connue et la plus importante d'Anatole France. Elle le (re)situe dans le jeu politique de son époque. Anatole France, à ses débuts, écrivain apparemment conservateur, est devenu en accompagnant activement l'Affaire Dreyfus durant laquelle il s'est rapproché de Zola et de Jaurès, un écrivain "social" aux idées avancées, que son classicisme de style fait regretter par les conservateurs. (Voir entre autres Maurras) Nul n'était mieux placé que lui et nul sujet ne lui convenait certainement mieux que la Révolution française. Elevé dans la bibliothèque de son père, spécialiste de cette période, ayant collaboré à des travaux de la librairie, s'étant nourri de ce qu'il y trouvait, y ayant connu et entendu des témoins et des passionnés de toutes opinions - son père était Royaliste - Anatole France, homme de documents et de livres, devait bien un jour rendre quelque chose de ce sujet encore très actuel en ce début de XXème siècle où l'on pouvait penser que se préparait la prochaine révolution - sociale - déjà une fois avortée avec la Commune quarante ans plus tôt, alors que la précédente n'était pas encore digérée tout à fait. Les Dieux ont soif, suit L'Ile des Pingouins et précède La Révolte des Anges sur laquelle il a déjà bien travaillé. Anatole France a soixante-huit ans quand il publie ce roman, son égérie, Madame de Caillavet est morte en 1910, il suffit de regarder sa bibliographie pour comprendre quelle influence elle pouvait avoir sur son rythme de production. Comme le titre l'indique, le sujet est plus la Terreur que la Révolution. En son temps, Anatole France a pu surprendre "son" public avec cette œuvre qui paraît, à tort, à contre courant de ses idées. Une note de Marie-Claire Bancquart (*1) la replace cependant bien dans la pensée de l'auteur : " On connaît l'athéisme personnel d'Anatole France et son opposition à toute religion menant au fanatisme ; on ne sera donc pas étonné de la condamnation qu'il prononce à ce sujet sur Robespierre : " Le nouveau culte, fondé sur une boue de sang, devait bientôt s'abîmer avec son pontife sanglant." " Pléiade IV, p1350 Ce n'est pas à l'historien de la révolution que s'attache dans sa critique du Figaro, Francis Chevassu lors de la revue qu'il fit du livre dans le numéro du 26 juin 1912, c'est à la façon dont est abordé et disséquée la terreur : par les humbles qui vivent toujours mais, ici, différemment puisque la mort qui rode énerve les sens (*2), et à la parenté de Brotteaux des Ilettes, Jérôme Coignard et Monsieur Bergeret qui marque la continuité dans l'œuvre.

Bien entendu, il ne faut pas seulement lié les Dieux ont soif au passé de l'auteur. En 1912, France est engagé dans le combat politique, un tel roman est terriblement d'actualité dans l'optique d'une révolution sociale entre Commune, Affaire - n'oublions pas que pour beaucoup de dreyfusistes l'après-affaire est un échec - et perspectives. France va dans son œuvre insister sur le type du révolutionnaire absolutiste. Il va également marquer ce qui passe de l'ancien au nouveau - pas le meilleur - d'abord le goût et l'exercice de l'autorité parfois par les mêmes hommes par ailleurs médiocres (la justice avec Herman et Fouquier), ensuite par le sens du divin qui ne se limite pas à la ridicule comédie robespierriste de l'Etre Suprême mais qui fait que cette autorité, s'exerce toujours selon la vieille notion de droit divin. Rien d'optimiste dans tout cela, nous sommes quasiment devant une condamnation de l'idée de révolution au travers des hommes qui la servent dans l'absolu sans être capables de se démarquer de ce qu'ils renversent. France ne le dit pas explicitement, mais après son jeu de massacre il semble évident que la vraie révolution va des Girondins à Danton, elle se tient chez les jouisseurs parce qu'ils ont le sens de la vie et pas chez les coincés avec leur dangereuse et suspecte pureté. Sur bien des points, Brotteaux est plus révolutionnaire que les Jacobins. Lui, qui ne gouverne pas et ne prétend pas gouverner, sait qu'il faut " gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'on les voudraient être. " Pléiade IV p 512 Dans son énorme étude " Les aventures du scepticisme, Essai sur l'Evolution Intellectuelle d'Anatole France " (*3) Jean Levaillant nous rappelle que l'auteur dans les premières versions du roman était bien plus sévère avec Gamelin et ses comparses que dans la version que nous connaissons dans laquelle il a gommé ce qui n'était pas représentatif des tendances de la révolution et ne relevait que la médiocrité voire de la bassesse des personnages. Il remonte aux sources d'Anatole France quant aux petits événements - si l'on peut qualifier ainsi, entre autres, une condamnation à mort - et nous donne les sources, les noms des personnages réels. Anatole France explore l'histoire par les événements quotidiens, là par où on peut la cerner sans les exagérations de l'Histoire toujours menteuse. Le travail de recherches de J. Levaillant est remarquable et, quand il se trompe, affirmant par exemple que France a simplifié Madame de Sainte-Amaranthe dans Mme de Rochemaure en l'amputant de l'aspect politique alors qu'il figure bien dans le roman ( ... un émigré, M. d'Expilly, le recevait (le pli) et le communiquait, s'il le jugeait utile, au cabinet de Saint-James). p 523 En histoire, les détails ont plus d'importance que les grands faits auxquels on a l'habitude de s'arrêter quand ils concernent tout un chacun, qu'ils révèlent un état des choses et des gens. Qu'importe en effet que devienne empereur un Buonaparte, un Moreau, un Bernadotte ou quelque autre traîneur de sabre ? Ce qui compte c'est comment on vit, dans quelle ambiance de suspicion ou de bien vivre, d'abondance ou de restriction, comment est rendue la justice ... combien d'hommes le généreux sabreur fait mourir sur le champ de ses exploits batailleurs et dans quel état d'épuisement démographique il laisse le pays ! L'histoire authentique, ainsi que le pensait Anatole France, n'est pas épique et il a raison contre Michelet et sa façon héroïque. " Chaque fois qu'une infanterie nouvelle s'empare ainsi du terrain, ce n'est pas seulement une révolution militaire, c'est un âge politique nouveau qui commence, une phase nouvelle de la vie d'un peuple. " Michelet - Jemmapes - p 145 La vie d'un peuple n'est pas dans son infanterie mais dans la file d'attente de ses boulangeries.

Ces personnages France nous les présente dans les premiers chapitres, dans la vie quotidienne, encore dépourvus de pouvoirs autres que celui de la défiance générale qui marque la vie sous les régimes de la peur et accorde à chacun, surtout aux fanatiques celui de nuire. Gamelin est un naïf dangereux, un timide - on pourrait dire un refoulé pas sorti encore des jupes de sa mère -, en tout il a des opinions vives, sans nuances, un sens marqué de la Vérité qui conduit par ses certitudes aux pires excès. Incapable de décision, - c'est Elodie qui provoque sa déclaration d'amour qui frise le ridicule, c'est la citoyenne de Rochemaure, intrigante et espionne, qui le fait nommer, à son insu, au Tribunal Révolutionnaire où il ne doit sa place qu'à l'intrigue -. il n'est pas l'homme d'action qui accompagnerait bien ses idées et il n'encoure pas le risque par exemple d'un soldat, il est un pâle bureaucrate de l'ordre. Dès les premières pages, France nous le montre inconséquent, idiot - n'hésitons pas devant le mot -, par une remarque pleine de bon sens d'un menuisier : " Hé! hé! s'ils venaient tous, les patriotes seraient en minorité ..." quand il dit " il faut obliger, sous peine d'amende, les citoyens à venir " [ à la section des Piques ]. France précise et ce n'est pas un lieu commun puisqu'aujourd'hui encore nos politiciens ne l'ont pas tous compris (*4) " Dans une section qui contient neuf cents citoyens ayant droit de vote, il n'y en a pas cinquante qui viennent à l'assemblée. "

Le personnage de Brotteaux, indubitablement porte-paroles de l'auteur est celui du recul et de l'intelligence. Déchu, il se console avec son Lucrèce mais " Le poète Lucrèce n'avait qu'une sagesse ; son disciple Brotteaux en avait plusieurs. " p 481 En effet, Brotteaux n'est aucunement doctrinaire et ne souhaite pas, par exemple, guérir à l'instar de son poète, les hommes de l'amour : " Le citoyen Brotteaux lut ces vers, non toutefois sans jeter les yeux sur la nuque dorée de sa jolie voisine ni sans respirer avec volupté la peau moite de cette petite souillon. " Ne pas oublier la " volupté de respirer la peau moite de cette petite souillon " qui trouvera un écho noir plus tard. Je me suis toujours interrogé au sujet du scepticisme d'Anatole France. N'étant pas philosophe, il ne m'appartient pas de dire si ses préoccupations sociales étaient conforme à cette philosophie, mais je pressens qu'elles en représentaient une curieuse "déformation" pour ne pas dire une sorte d'exception. C'est un véritable essai sur la terreur qu'écrit ici Anatole France sous forme de roman quand il peint l'évolution d'Evariste Gamelin ou qu'il fait parler Brotteaux. " La crainte qui se peignait sur son visage le rendait suspect au populaire, qui croit volontiers que seuls les coupables ont peur de ses jugements, comme si la précipitation inconsidérée avec laquelle il les rend ne devait pas effrayer jusqu'aux plus innocents. " p 476 " Je vois, citoyen Gamelin, que, révolutionnaire pour ce qui est de la terre, vous êtes quant au Ciel, conservateur et même réacteur. Robespierre et Marat le sont autant que vous. Et je trouve singulier que les Français qui ne souffrent plus de roi mortel, s'obstinent à en garder un immortel, beaucoup plus tyrannique et féroce. Car qu'est-ce que la Bastille et même la chambre ardente, auprès de l'enfer ? L'humanité copie ses dieux sur ses tyrans, et vous, qui rejetez l'original, vous gardez la copie !" p 479 Quand la foule est prête à lyncher trois innocents dont il est, Gamelin s'extasie sur le sentiment pratique de ces gens alors que Brotteaux rappelle qu'ils ne font que défendre, " avares et égoïstes ", leur bien en vertu des préceptes que leurs parents leur ont entrés " par le cul. ", " J'ai l'amour de la raison, je n'en ai pas le fanatisme, répondit Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes. " p 479 " On doit aimer la vertu, mais il est bon de savoir que c'est un simple expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que nous appelons morale, n'est qu'une entreprise désespérée de nos semblables contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et l'aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même, et, plus j'y pense, plus je me persuade que l'univers est enragé. Les théologiens et les philosophes, qui font de Dieu l'auteur de la nature et l'architecte de l'univers, nous le font paraître absurde et méchant. Ils le disent bon, parce qu'ils le craignent, mais ils sont forcés de convenir qu'il agit d'une façon atroce. Ils lui prêtent une malignité rare même chez l'homme. Et c'est par là qu'ils le rendent adorable sur la terre. Car notre misérable race ne vouerait pas un culte à des dieux justes et bienveillants, dont elle n'aurait rien à craindre ; elle ne garderait point de leur bienfait une reconnaissance inutile. Sans le purgatoire et l'enfer, le Bon Dieu ne serait qu'un pauvre sire. " pp 479/480 Quand il n'y a plus de pain chez le boulanger et que la foule qui attendait s'en va, Anatole France dit : " ces pauvres gens, instruits à l'obéissance par leurs antiques oppresseurs et par leurs libérateurs du jour, s'en furent la tête basse et traînant la jambe. " p 481 C'est le règne de la terreur et le sang est partout, ainsi, au sujet du corsage rouge de Madame de Rochemaure, on nous dit : "... et l'on ne pouvait discerner, tant elle se montrait à la fois aristocrate et révolutionnaire, si elle portait les couleurs des victimes ou celles du bourreau. " p483 C'est Brotteaux qui dit en félicitant Evariste de sa nomination au T.R. : " Jugeant d'après les mouvements de vos cœurs, vous ne risquerez pas de vous tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu'il contente les passions qui sont votre loi sacré. " et la suite : " Mais c'est égale, si j'étais de votre président, je ferais comme Bridoie, je m'en rapporterais au sort des dés. En matière de justice c'est encore le plus sûr. " p 497, n'est là que pour le lecteur distrait, l'essentiel a été dit dans la première phrase. Herman, président du T.R. charme par " la douceur de son langage et l'aménité de son commerce. " p 497, Gamelin quant à lui, enfant, était : " ... juste et bienveillant en toutes choses, ne pouvait souffrir l'iniquité et s'opposait selon ses forces à la violence " p 496 mais ... " ... c'est sur les principes du droit divin qu'ils jugeait les ennemis de la liberté " (pour le reste, il aurait bien aboli la peine de mort ( p 498). Fouquier Tinville " ... était un homme excellent dans sa famille et dans sa profession, sans beaucoup d'idées et sans imagination. " p 498 " Sûrs de périr si la patrie périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et l'intérêt de la nation confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, leurs passions, leur conduite. " p 536 " Gamelin commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu'on doit la peine aux criminels et que c'est leur faire tort que de les en frustrer. " p 536 Ecoutant Robespierre, il comprend : " Maintenant, à la voix du sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures, il concevait une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des grossières contingences, à l'abri des erreurs des sens, dans la région des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et pleines de confusion ; la complexité des faits est telle qu'on s'y perd. Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des formules simples et claires. ... Gamelin goûtait la joie profonde d'un croyant qui sait le mot qui sauve et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du crime verbal. Et, parce qu'il avait l'esprit religieux, Evariste recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme ; son cœur s'exhalait et se réjouissait à l'idée que désormais, pour discerner le crime et l'innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout, ô trésors de la foi !" p 538 Et l'on passe en revue l'enseignement de Robespierre qui rassure Gamelin et le rende "intelligent" à ses propres yeux. " Et depuis que les leçons d'un grand citoyen l'avaient instruit, il exécrait les athées, surtout lorsqu'ils étaient d'un cœur ouvert et joyeux, comme le vieux Brotteaux. " p 539 Quand Anatole France nous dit concernant l'action de Gamelin : " Le crime était avéré, la loi formelle. " après nous l'avoir montrer s'instruisant aux conférences de Robespierre, il montre le second volet nécessaire aux crimes des hommes machinaux : la foi. (p 540) L'obéissance et la foi dont la conjonction est nécessaire chez une partie active de la population pour permettre ces crimes de masse odieux des médiocres, la mise en marche de la machine à tuer se fait par eux. Brotteaux lui-même peut se tromper, car tout homme est faillible, tout jugement est dangereux, Anatole France est là pour nous le dire : " Ce sage n'était pas surpris que des êtres misérables, vains jouets des forces de la nature, se trouvassent le plus souvent dans des situations absurdes et pénibles ; mais il avait la faiblesse de croire que les révolutionnaires étaient plus méchants et plus sots que les autres hommes, en quoi il tombait dans l'idéologie. " p 543 Brotteaux est quand même un sage, il sait que tout s'épuise et que le vieux est moins dangereux que le jeune parce qu'il a les dents usées. " Il se défendait toutefois de vouloir attaquer la religion, qu'il estimait nécessaire aux peuples : il eut souhaité seulement qu'elle eût pour ministres des philosophes et non des controversistes. Il déplorait que les jacobins voulussent la remplacer par une religion plus jeune et plus maligne, par la religion de la liberté, de l'égalité, de la république, de la patrie. Il avait remarqué que c'est dans la vigueur de leur jeune âge que les religions sont le plus furieuses et le plus cruelles, et qu'elles s'apaisent en vieillissant. " p 548 Ici, on ne discute pas de la valeur des nouvelles divinités, liberté, égalité, république, patrie, mais bien du fait qu'elles sont des vérités et qu'elles deviennent de ce fait "divines" pour leurs adeptes, donc malfaisantes. L'héritage assumé de l'ancien régime par la terreur revient plusieurs fois comme ici : " ... les juges gardaient la gravité, la tranquillité terrible de leurs prédécesseurs royaux." p 553 Les jurés eux : " divers d'origine et de caractères, les uns instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents, hypocrite ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient qu'un seul être, qu'une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête mystique, qui, par l'exercice naturel de ses fonctions, produisait abondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des larmes un accusé qu'ils eussent, une heure auparavant condamné avec des sarcasmes. A mesure qu'ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient plus impétueusement les impulsion de leur cœur. " p 553 La suite donne vraiment l'impression d'un poème parnassien : " Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leur donnait l'excès de travail, sous les excitations du dehors et les ordres du souverain, sous les menaces des sans culottes et des tricoteuses pressées dans les tribunes et dans l'enceinte publique, d'après des témoignages forcenés, sur des réquisitoires frénétiques, dans un air empesté, qui appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre les tempes et mettait un voile de sang sur les yeux. Des bruits vagues couraient dans le public sur des jurés corrompus par l'or des accusés. Mais à ces rumeurs le jury tout entier répondait par des protestations indignées et des condamnations impitoyables. Enfin, c'étaient des hommes, ni pires ni meilleurs que les autres. L'innocence, le plus souvent, est un bonheur et non pas une vertu : quiconque eût accepté de se mettre à leur place eût agi comme eux et accompli d'une âme médiocre ces tâches épouvantables. " p 554. Juré, Evariste assassine littéralement un homme en qui il voit, à tort, l'ancien suborneur de sa maîtresse. (Chapitre XVI pp 557-563) Apprenant ce crime de la bouche de son amant, Elodie s'évanouit mais ne l'aime que plus. C'est ensuite la mère et la sœur qui le sollicitant en faveur de l'amant de cette dernière le découvrent monstrueux.

Beaucoup plus tôt dans le roman, Anatole France nous donne alors qu'Evariste assiste aux préparatifs de la fête du 10 août 1973, une description assez pessimiste des badauds : " Cependant les artistes et les bourgeois paisibles examinaient les préparatifs de la fête, et on lisait sur leurs visages un amour de la vie aussi morne que leur vie elle-même : les plus grands événements, en entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leur mesure et devenaient insignifiant comme eux. Chaque couple allait, portant dans ses bras ou traînant par la main ou faisant courir devant lui des enfants qui n'étaient pas plus beaux que leurs parents et ne promettaient pas de devenir plus heureux, et qui donneraient la vie à d'autres enfants aussi médiocres qu'eux en joie et en beauté. Et parfois l'on voyait une jeune fille grande et belle qui sur son passage inspirait aux jeunes hommes un généreux désir, aux vieillards le regret de la douce vie. " pp 492/493 Seule la beauté inspire aux hommes un sentiment qui vaut, pour le reste, leur médiocrité et leur tristesse sont inusables et résistent aux régimes ...

Evariste Gamelin, pendant une longue séance du Tribunal révolutionnaire, à son banc, dans l'air chaud, ferme les yeux et pense : " Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, en avaient fait un oiseau de nuit, l'oiseau de Minerve, dont l'œil perçait les conspirateurs dans les ténèbres où il se dissimulaient. Maintenant, c'est un regard bleu, froid, tranquille qui pénètre les ennemis de l'Etat et dénonce les traîtres avec une subtilité inconnue même à l'ennemi des peuples, endormi pour toujours dans le jardin des Cordeliers. ..." p 586 Il faut lire la suite, l'énumération des tâches de l'incorruptible qui porte justification de toutes ses scélératesses, qui justifie ses pires crimes en particulier ceux contre son propre camp. Mais rien n'ébranlera Gamelin dans sa foi en sa mission. Après que toute garantie si faible qu'elles aient pu être, aient disparues pour la défense des accusés, il se sent à l'aise dans sa tâche : " Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C'étaient surtout des simples ; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à leur aise. La Justice abrégée les contentait. Rien dans sa marche accélérée , ne les troublaient plus. (*5) Ils s'enquéraient seulement des opinions des accusés, ne concevant pas qu'on put sans méchanceté penser autrement qu'eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l'erreur et le mal. Ils se sentaient forts : ils voyaient Dieu. " p 593 " Ils voyaient Dieu " ! Anatole France insiste avec raison sur le déisme de Jacobins de Robespierre opposés à l'athéisme. C'est un aspect de la Terreur qu'on occulte volontiers : elle était d'origine divine et puisait sa raison dans une Vérité (la sienne) opposée au reste du monde qui était, bien entendu, dans l'erreur. Vieux schéma encore vivant. Hors de ce schéma nous trouvons encore le dialogue de des Brotteaux et du Barnabite qui marque l'attachement d'Anatole France à cet athéisme que combattait Robespierre, et l'épicurien répond au moine sur le sujet de la crainte de la mort : " Ce pourrait être aussi que je regrette la vie parce que j'en ai mieux joui que vous, qui l'avez rendue aussi semblable que possible à la mort. " p 602 Qu'importe pour le moine, ce qui l'attriste le plus c'est qu'on puisse le prendre pour un Capucin !

Aux Jacobins, Evariste Gamelin admire : " ... la vigilance, l'esprit soupçonneux, la pensée dogmatique, l'amour de la règle, l'art de dominer, une impériale sagesse. " p 537 ( J'ai vu tout cela aux environs de 1965 ... au Parti Communiste en très médiocre, c'est ce qui m'a fait fuir. )

Robespierre se promène un soir dans un jardin. Deux hommes passent qui le reconnaissent et, entre eux, souhaitent sa chute, son chien les approche, ils se taisent et s'éloignent rapidement. (p609) Gamelin lui va aller à la mort en regrettant de n'avoir pas été assez ferme, de ne pas avoir guillotiné plus. (p617) Il est conspué par ceux qui, hier, le pressaient de condamner.

Après la mort de Robespierre et d'Evariste, héros du roman avec des Brotteaux, A.F. nous montre la versatilité de ce peuple qui maintenant laisse briser et brise lui même les statues de ses anciens dieux (Marat, Robespierre) et l'on peut penser à la vision de la Libération chez Marcel Aymé, les peuples qui se libèrent ne sont pas toujours beaux, malgré les apparences. La maîtresse d'Evariste prend pour nouvel amant son meilleur ami non sans avoir versé une larme. L'avant dernier paragraphe du roman reproduit exactement ce qu'elle dit à Evariste le soir de leur première étreinte, mais, désormais, elle s'adresse au remplaçant.

Les Dieux ont soif est une œuvre sur la violence révolutionnaire, écrite par l'auteur qui rejoignait les socialistes, elle est donc plus qu'une réflexion sur le passé et il est évident que placée devant une révolution sociale qui monte, cette analyse sonne comme une mise en garde. " Défiez-vous de votre Vérité. Elle peut-être source d'aveuglement. " Le futur sera impitoyable et les Vérités - religieuses ou pseudo philosophiques - déchireront encore longtemps le monde.

*1 Il convient de rendre hommage au travail remarquable de Marie-Claire Bancquart dans la présentation et annotation de l'édition pléiade, certainement un des meilleurs appareils critiques de cette collection.

*2 A ce sujet, comparer avec le Marcel Aymé de la Vouivre ou du Chemin des écoliers, autre humoriste "ému" par les événements que pour sa part il a vécu, c'est lui aussi par les humbles qu'il les prend et en insistant sur le peu d'impact qu'ils ont sur la vie ordinaire qui continue malgré eux.

*3 Armand Colin, 1965

*4 Cela me fait immanquablement penser à une autre idiote, Madame Royal, qui a, en 2007, pensé que l'enthousiasme d'une minorité active d'agités qui se trémoussaient dans ses réunions représentaient le pays et ses électeurs. "Les autres" n'étaient pas là et ils étaient infiniment plus nombreux, pour ces gens l'arbre cache la forêt. Elle devait consciencieusement entasser, empiler les tonnes de revendications incohérentes et démagogiques de ces excités et en faire un programme - la Farfouille de la politique de bistrot - tout en s'émerveillant publiquement de leur créativité ! On ne peut être plus sot et autant montrer son manque de discernement autant que de bon sens ! Nul doute qu'au pouvoir, si elle en avait les moyens, cette fac-similée impérieuse de Saint Just et sa cour de lion-sots ne me feraient rendre gorge de ce commentaire.

*5 A noter que dans ces formes abrégées, immonde, figure la possibilité de juger collectivement, des groupes d'accusés. Cette possibilité existe encore et il n'y a pas si longtemps, la justice française ou ce qui porte ce nom jugea plus de soixante accusés en un seul procès. Quelle chance, un seul innocent prit par erreur au milieu de cinquante-neuf coupables, a de se voir reconnu ? C'est une parodie de justice qui ne sert qu'à des fins de propagande et à des effets de justice.  Haut de page ou Retour Bibliographie ou Anatole France ou Page d'accueil

 

 L'ILE DES PINGOUINS (1908) : Nous sommes ici, en face du livre le plus féroce d'Anatole France et qui occupe une des premières places dans ce genre au niveau de notre littérature. Le ton est presque celui du pamphlet mais, plus modéré d'apparence puisque nous sommes face à une histoire dans laquelle, après avoir démoli l'histoire dans une courte préface, l'auteur aborde celle des Pingouins par les légendes fondatrices sur un ton "objectif". Anatole France, dès les premiers chapitres va poser paisiblement la subversion des "principes sacrés" avec une ironie grinçante. La lecture en est quand elle est attentive, jubilatoire mais elle est celle d'un enterrement.  Le livre précède de quatre années les Dieux ont soif et on retrouve certaines idées, sur la morale par exemple, dans les deux œuvres. 1908, l'Affaire est terminée, encore une fois ayons recours à Marie-Claire Bancquart qui dans sa notice - pp 1177-1201, nous parle de la déception dreyfusarde qui est une des raisons de cette férocité d'Anatole France et comment ne pas l'approuver ? " L'île des Pingouins est peu à peu devenue [sous la plume de l'auteur] le manifeste du dreyfusard désabusé. " Double déception pour Anatole France qui vient sur celle, beaucoup plus ancienne du boulangisme. Il suffit de penser au jeune Péguy pour imaginer la portée de cette déception, certains avaient vu dans cette union pour la justice et la vérité qu'avait constitué la bataille en faveur de Dreyfus, la promesse future d'un nouveau parti au-dessus des anciens, moral, exigeant. Il n'en fut rien et chacun retourna promptement à ses affaires du jour, la vieille politique opportuniste gardant la primauté. Dans cette notice, Marie-Claire Bancquart nous donne entre autres choses, une idée de la richesse des références que manie Anatole France. C'est un arrière plan qu'il n'est pas indispensable de connaître mais qui explique en partie la force de cette charge contre l'histoire et la société qui n'est pas une de ces satyres légères et superficielles, à effets, à laquelle nous habituent trop souvent les médiocres amateurs du genre. En littérature comme dans d'autres genres, théâtre, cinéma, l'ironie est, contre l'apparence, beaucoup plus difficile à manier que le sérieux et il faut, pour la nourrir, beaucoup plus qu'une de ces situations désespérées qui font pleurer les chaumières.

Anatole France se livre donc dans une courte préface à un jeu de massacre sur l'histoire telle qu'on l'écrit et les historiens. " On ne sait jamais au juste comment les choses se sont passées ; et l'embarras de l'histoire s'accroit avec l'abondance des documents. Quand un fait n'est connu que par un seul témoignage, on l'admet sans beaucoup d'hésitation. Les perplexités commencent lorsque les événements sont rapportés par deux ou plusieurs témoins ; car leurs témoignages sont toujours contradictoires et toujours inconciliables. " p 3 Les archéologues et les paléographes quant à eux disent : " Il faut être bien vain pour écrire l'histoire : il faut avoir de l'imagination. " p 4. Notre auteur se console, il se dit que : " Pourtant, il est des historiens ; la race n'en est point entièrement disparue. On en conserve cinq ou six à l'Académie des sciences morales. Ils ne publient pas de textes ; ils écrivent l'histoire. Ils ne me diront pas, ceux-là, qu'il faut être vain pour se livrer à ce genre de travail. " p 4. Mais un de ces historiens de l'Académie lui dit : " Les historiens se copient les uns les autres. Ils s'épargnent ainsi de la fatigue et évitent de paraître outrecuidants. Imitez-les et ne soyez pas original. Un historien original est l'objet de la défiance, du mépris et du dégoût universel. Croyez-vous, Monsieur, ajouta-t-il, que je serais considéré, honoré comme je suis, si j'avais mis dans mes livres d'histoire des nouveautés ? Et qu'est-ce que les nouveautés ? Des impertinences. " p 5. Tout cela est du persiflage me direz-vous, bien que des historiens très appréciés du public aujourd'hui encore correspondent à cette description. Plus grave est ce qui suit, le même historien continue : " Un mot encore. Si vous voulez que votre livre soit bien accueilli, ne négligez aucune occasion d'y exalter les vertus sur lesquelles reposent les sociétés : le dévouement à la richesse, les sentiments pieux, et spécialement la résignation du pauvre, qui est le fondement de l'ordre. Affirmez, Monsieur, que les origines de la propriété, de la noblesse, de la gendarmerie seront traitées dans votre histoire avec tout le respect que méritent ces institutions. Faites savoir que vous admettez le surnaturel quand il se présente. A cette condition, vous réussirez dans la bonne compagnie. " Oublions la gendarmerie qui est là pour la dérision, Anatole France montre bien du doigt le grand travers de l'histoire telle qu'on la fabrique : elle est toujours au service de quelque chose, d'une puissance ou d'une idéologie, ce qui est pareil. " Comme l'a dit un grand écrivain d'Alca, la vie d'un peuple est un tissu de crimes, de misères et de folies. " p 7 Voilà qui répond aux sots qui aujourd'hui encore se disputent pour savoir ce qu'il faut penser du colonialisme et de ceux qui parlent sans cesse d'excuses ... Et puis : " On observe qu'en France, le plus souvent les critiques musicaux sont sourds et les critiques d'art aveugles. Cela leur permet le recueillement nécessaire aux idées esthétiques. Croyez-vous qu'avec des yeux habiles à percevoir les formes et les couleurs dont s'enveloppe la mystérieuse nature, Fulgence Tapir se serait élevé, sur une montagne de documents imprimés et manuscrits, jusqu'au faite du spiritualisme doctrinal et aurait conçu cette puissante théorie qui fait converger les arts de tous les pays et de tous les temps à l'Institut de France, leur fin suprême ?" pp 9/10

Le livre proprement dit s'ouvre sur les tribulations du savoureux saint Maël, l'évangéliste des Pingouins. La question de ce que l'on doit faire des Pingouins baptisés par erreur par le vieillard Maël donne lieu, au Paradis, à des débats entre théologiens qui sont savoureux autant que savants. Plus tard quand on doit habiller les nouveaux humains, on s'interroge. " La loi morale oblige les hommes qui sont des bêtes à vivre autrement que des bêtes, ce qui les contrarie sans doute, mais aussi les flatte et les rassure ; et, comme ils sont orgueilleux, poltrons et avides de joie, ils se soumettent volontiers à des contraintes dont ils tirent vanité et sur lesquelles ils fondent et leur félicité présente et l'espoir de leur félicité future. Tel est le principe de toute morale. " p41 Tout le passage de l'habillement de la Pingouine est un morceau d'anthologie qui se termine par l'enlèvement de cette dernière par le moine Magis sous les traits duquel se dissimulait le Diable.

Les Pingouins se querellent et se battent, Maël en demande la raison à un de ses compagnons. " Par esprit d'association, mon père, et prévision de l'avenir. Car l'homme est par essence prévoyant et sociable. Tel est son caractère. Il ne peut se concevoir sans une certaine appropriation des choses. Ces Pingouins que vous voyez, ô maître, s'approprient des terres.        - Ne pourraient-ils se les approprier avec moins de violence ? demanda le vieillard. ... " Ils créent le droit ; ils fondent la propriété ; ils établissent les principes de la civilisation, les bases des sociétés et les assises de l'Etat. - Comment cela ? demanda le vieillard Maël. - En bornant leurs champs. C'est l'origine de toute police. Vos Pingouins, ô maître, accomplissent la plus auguste des fonctions. Leur œuvre sera consacrée à travers les siècles par les légistes, protégée et confirmée par les magistrats." Suit l'histoire du grand Pingouin : " ... un grand Pingouin à la peau blanche, au poil roux, descendait dans la vallée, un tronc d'arbre sur l'épaule. S'approchant d'un petit Pingouin, tout brûlé du soleil, qui arrosait ses laitues, il lui cria : Ton champ est à moi ! Et, ayant prononcé cette parole puissante, il abattit sa massue sur la tête du petit Pingouin, qui tomba mort sur la terre cultivée de ses mains. " A ce spectacle, Maël s'effare, parle de crime, son compagnon le reprend : "- Prenez garde, mon père, que ce que vous appelez le meurtre et le vol est en effet la guerre et la conquête, fondements sacrés des empires et sources de toutes les vertus et de toutes les grandeurs humaines. Considérez surtout qu'en blâmant le grand Pingouin, vous attaquez la propriété dans son origine et son principe. ..." pp 47/48

Tel passage que je cite en le plaçant dans la bouche d'un cynique d'aujourd'hui n'a absolument rien perdu de sa pertinence. Les arguments dérisoires que l'auteur met férocement en valeur sont encore ceux que les très officiels politiciens contemporains défendent quasiment dans les mêmes termes tant il est vrai que les pauvres sont toujours beaucoup plus cons qu'on pourrait l'imaginer et qu'avec eux : tout est permis. Cette affirmation des Dieux ont soif demeure bien entendu valable ici : " ces pauvres gens, instruits à l'obéissance par leurs antiques oppresseurs et par leurs libérateurs du jour, s'en furent la tête basse et traînant la jambe. " p 481 Il y a toujours des antiques oppresseurs et des libérateurs du jour et le bon Maël peut pleurer sur le spectacle qu'il a sous les yeux, ses disciples plus clairvoyants lui ouvrent les yeux sur les fondements des sociétés. Quand, en effet, Maël réunit les sages des Pingouins, pour leur demander de lever un impôt proportionnel à leur richesse destiné à financer la chose publique, c'est Nicolas Sarkozy qui se lève et répond au nom de tous : " Ô Maël, ô mon père, j'estime qu'il est juste que chacun contribue aux dépenses publiques et aux frais de l'Eglise. Pour ce qui est de moi, je suis prêt à me dépouiller de tout ce que je possède, dans l'intérêt de mes frères pingouins et, s'il le fallait, je donnerais de grand cœur jusqu'à ma chemise. Tous les Anciens du peuple sont disposés, comme moi, à faire le sacrifice de leurs biens ; et l'on ne saurait douter de leur dévouement absolu au pays et à la religion. Il faut donc considérer uniquement l'intérêt public et faire qu'il commande. Or, ce qu'il commande, ô mon père, ce qu'il exige, c'est de ne pas beaucoup demander à ceux qui possèdent beaucoup ; car alors les riches seraient moins riches et les pauvres plus pauvres. Les pauvres vivent du bien des riches ; c'est pourquoi ce bien est sacré. N'y touchez pas : ce serait une méchanceté gratuite. A prendre aux riches, vous ne retireriez pas grand profit, car ils ne sont guère nombreux ; et vous vous priveriez au contraire, de toutes ressources, en plongeant le pays dans la misère. Tandis que, si vous demandez un peu d'aide à chaque habitant, sans égard à son bien, vous recueillerez assez pour les besoins publics, et vous n'aurez pas à vous enquérir de ce que possèdent les citoyens, qui regarderaient toute recherche de cette nature comme une odieuse vexation. En chargeant tout le monde également et légèrement, vous épargnerez les pauvres, puisque vous leur laisserez le bien des riches. ..." p 50. Vous aurez bien entendu compris que celui tient ce discours n'est pas celui que je désigne, mais que ce soit Morio, laboureur, un des plus riches hommes parmi les Pingouins ou Nicolas Sarkozy, l'homme des riches en France, le discours est le même, il n'a pas pris une ride en cent ans. " De nombreux Pingouins contribuaient par leur misère privée à la prospérité publique. " p 51

Anatole France nous entraîne ensuite dans un Moyen âge sombre pendant lequel l'Eglise maintient l'unité de pensée à coup de flammes et assure la prépondérance de l'Evangile en effaçant les textes anciens sur lesquels les moines ignares le recopient inlassablement. Le Moyen Age ne fut pas que cela, mais il fut aussi cela et la glorification de cette période a parfois un accent de négation "notre" (*1) civilisation s'étant réfugiée alors dans des zones que d'aucuns n'aiment pas reconnaître comme l'ayant longtemps portée. (Byzance et le Moyen Orient grec puis musulman et ses dépendances) Il ne craint pas d'ouvrir une longue parenthèse dans son récit pour disserter sur la peinture primitive et y introduire directement la France et l'Italie et quelques autres contrées mineures.

Les temps modernes s'ouvrent par la montée de la raison : " ... son temps fut celui du libre examen. Mais ce grand homme prenait pour douceur des mœurs les élégances des humanistes et ne prévoyait pas les effets du réveil de l'intelligence chez les Pingouins. ... les catholiques massacrèrent les réformés, les réformés massacrèrent les catholiques : tels furent les premiers progrès de la liberté de pensée. " p 103. On passe en revue certaines idées en vogue, pas toutes mortes. " ... les Pingouins vantent la pureté de leur race et ils ont raison, car ils sont devenus une race pure. Ce mélange de toutes les humanités, rouge, noire, jaune, blanche, têtes rondes, têtes longues, a formé, au cours des siècles, une famille humaine suffisamment homogène et reconnaissable à certains caractère dus à la communauté de la vie et des mœurs. " p 104 " Cette idée qu'ils appartiennent à la plus belle race du monde, et qu'ils en sont la plus belle famille, leur inspire un noble orgueil, un courage indomptable et la haine du genre humain. " p 105 En deux petits paragraphes, Anatole France nous donne ici une juste idée de la réalité que recouvre ce que certains appellent race et les effets de cette certitude d'être les meilleurs. Il s'ensuit naturellement que " La vie d'un peuple n'est qu'une suite de misères, de crimes, et de folies. Cela est vrai de la nation pingouine comme de toute les nations. A cela près, son histoire est admirable d'un bout à l'autre. " p 105. Il n'y a pas là qu'un paradoxe d'humoriste ni qu'un propos désabusé.

Le brave docteur Obnubile veut vérifier l'hypothèse que la raison amène inévitablement la paix et la prospérité. Il parcourt le monde et découvre que " Puisque la richesse et la civilisation comportent autant de causes de guerres que la pauvreté et la barbarie, puisque la folie et la méchanceté des hommes sont inguérissables, il reste une bonne action à accomplir. Le sage amassera assez de dynamite pour faire sauter cette planète. Quand elle roulera par morceaux à travers l'espace, une amélioration imperceptible sera accomplie dans l'univers et une satisfaction sera donnée à la conscience universelle, qui d'ailleurs n'existe pas. " pp 113/114 qui n'est peut-être pas la conclusion de l'auteur, mais qui traduit quand même un pessimisme marqué.

Nous faisons ensuite la connaissance des frères Agaric, le politicien aux idées foireuses qui va causer la ruine de l'Eglise, et Cornemuse, le fabriquant de liqueurs, financier résigné des entreprises de l'autre, que nous allons suivre dans leurs démêlées suicidaires avec la République. D'abord, ils trouvent sur leur chemin Chatillon : " Chatillon était beau ; il était heureux ; il ne pensait à rien. Rien n'altérait la limpidité de son regard. " p 129. Voilà pour Boulanger, Anatole France n'est pas au-delà de la vérité. La République triomphe sans se battre. " Président, ministres, députés, fonctionnaires ... renouvelant l'antique serment de vivre libres ou de mourir. C'était une alternative dans laquelle ils se mettaient résolument. Mais ils préféraient vivre libres. " p 144.

Il ne fait pas de doute que l'Affaire Pyrot soit, après les temps anciens, la partie forte du livre. Anatole France s'y livre à une analyse lucide de l'Affaire Dreyfus dans laquelle il fut totalement impliqué et qui devait déterminer dans son œuvre un second souffle. " ... la faculté de douter est rare parmi les hommes ; un très petit nombre d'esprits en portent en eux les germes, qui ne se développent pas sans culture. " p 152. C'est le bon Cornemuse qui livre la vérité des antidreyfusard : " S'il n'est pas condamné parce qu'il est coupable, il est coupable parce qu'il est condamné ; cela revient au même. " On croirait entendre Barrès et ceux qui persuadé de l'innocence de Dreyfus n'en militaient pas moins pour qu'il demeure au Diable. Les socialistes se divisent sur l'Affaire. Ceux qui s'engagent se trouvent désavouer par leurs électeurs. " Quant aux masses profondes au nom desquelles ils parlaient, et qu'ils représentaient autant que la parole peut représenter l'inexprimable, quand aux prolétaires enfin, dont il est si difficile de connaître la pensée qui ne se connaît point elle même, il semble que l'affaire Pyrot ne les intéressait pas. Elle était pour eux trop littéraire, d'un goût trop classique , avec un ton de haute bourgeoisie et de haute finance, qui ne leur plaisait guère. " p 173 S'il y a moins d'imbéciles chez les pyrotins, avantage important, c'est simplement qu'ils sont moins nombreux. ( pp 173/174) " ... mais ce qui était plus triste pour les gens de cœur, c'était l'aspect de ces cafards qui, de peur des coups, se tenaient à distance égale des deux camps, et, tout égoïstes et lâches qu'ils se laissaient voir, voulaient qu'on admirât la générosité de leurs sentiments et la noblesse de leur âme ; ils se frottaient les yeux avec des oignons, se faisaient une bouche en gueule de merlan, se mouchaient en contrebasse, tiraient leur voix des profondeurs de leur ventre, et gémissaient : " Ô Pingouins, cessez ces luttes fratricides ; cessez de déchirer le sein de votre mère !" comme si les hommes pouvaient vivre en société sans disputes et sans querelles, et comme si les discordes civiles n'étaient pas les conditions nécessaires de la vie nationale et du progrès des mœurs, pleutres hypocrites qui proposaient des compromis entre le juste et l'injuste, offensant ainsi le juste dans ses droits et l'injuste dans son courage. L'un de ceux-là, le riche et puissant Machimel, beau de couardise, se dressait sur la ville en colosse de douleur ; ses larmes formaient à ses pieds des étangs poissonneux et ses soupirs y chaviraient les barques de pêcheurs. " pp 181/182 Anatole France donne ici libre cours à sa verve polémique et montre une fois de plus qu'une plume classique peut traduire brillement colère et indignation. La fin du même chapitre, nous montre Bidault-Coquille (*4), l'astronome pyrotin, méditant sur la grande ville : " Contemplant à ses pieds l'immensité noire percée d'une multitude de lumières, sans songer à tout ce qu'une nuit de grande ville renferme de lourds sommeils, d'insomnie cruelles, de songes vains, de plaisirs toujours gâtés et de misères infiniment diverses : " C'est dans cette énorme cité, se disait-il, que le juste et l'injuste se livrent bataille. " Et, substituant à la réalité multiple et vulgaire une poésie simple et magnifique, il se représentait l'affaire Pyrot sous l'aspect d'une lutte des bons et des mauvais anges ; il attendait le triomphe éternel des fils de la lumière et se félicitait d'être un enfant du jour terrassant les enfants de la nuit. " p 182. Illusion de certains dreyfusards qui devait rapidement s'évanouir. Morceau d'anthologie que celui qui décrit le changement d'opinion - d'attitude - des députés : " Les députés que, depuis deux ans, les hurlements des foules patriotes faisaient pâlir, n'en devinrent pas plus courageux, mais ils changèrent de lâcheté et s'en prirent au ministère Robin Mielleux des désordres qu'ils avaient eux-mêmes favorisés par leur complaisance et dont ils avaient plusieurs fois, en tremblant, félicité les auteurs ; ils lui reprochaient d'avoir mis en péril la République par sa faiblesse qui était la leur et par des complaisances qu'ils lui avaient imposées ; certains d'entre eux commençaient à douter si leur intérêt n'était pas de croire à l'innocence de Pyrot plutôt qu'à sa culpabilité  et dès lors ils éprouvèrent de cruelles angoisses  à la pensée que ce malheureux pouvait n'avoir pas été condamné justement, et expiait dans sa cage aérienne les crimes d'un autre. " Je n'en dors pas !" disait en confidence à quelques membres de la majorité le ministre Guillaumette, qui aspirait à remplacer son chef. ..." p183 Très belle image du ministère de la guerre lézardé sous le poids des preuves contre Pyrot. Anatole France s'y montre encore remarquable polémiste. " Six mois plus tard, les preuves contre Pyrot remplissaient deux étages du ministère de la Guerre. Le plancher s'écroula sous le poids des dossiers et les preuves éboulées écrasèrent sous leur avalanche deux chefs de service, quatorze chefs de bureaux et soixante expéditionnaires, qui travaillaient, au rez-de-chaussée, à modifier les guêtres des chasseurs. Il fallut étayer les murs du vaste édifice. Les passants voyaient avec stupeur d'énormes poutres, de monstrueux étançons, qui, dressés obliquement contre la fière façade, maintenant disloquée et branlante, obstruaient la rue, arrêtaient la circulation des voitures et des piétons et offraient aux autobus un obstacle contre lequel se ils se brisaient avec leurs voyageurs. " p 184/185  La déception de l'après dreyfusisme s'exprime encore ici quand Larrivée (Aristide Briand) arrive au pouvoir : " La liberté, n'est pas la licence. Entre l'ordre et le désordre, mon choix est fait : la révolution c'est l'impuissance ; le progrès n'a pas d'ennemi plus redoutable que la violence. On n'obtient rien par la violence. Messieurs, ceux qui, comme moi, veulent des réformes doivent s'appliquer avant tout à guérir cette agitation qui affaiblit les gouvernements comme la fièvre épuise les malades. Il est temps de rassurer les honnêtes gens. " p 188. De quoi retrouver Bidault-Coquille : " Tu te croyais sublime, quand tu n'avais que de la candeur et de la bonne volonté. De quoi t'enorgueillissais-tu, Bidault-Coquille ? D'avoir su des premiers que Pyrot était innocent et Greatauk un scélérat ? Mais les trois quarts de ceux qui supportaient Greatauk contre les attaques des sept cents Pyrots le savaient mieux que toi. Ce n'était pas la question. De quoi te montrais donc si fier ? D'avoir osé dire ta pensée ? C'est un courage civique, et celui-ci, comme le courage militaire, est un pur effet de l'imprudence. Tu as été imprudent. C'est bien, mais il n'y a pas de quoi te louer outre mesure. Ton imprudence était petite ; elle t'exposait à des périls médiocres ; tu n'y risquais pas ta tête. ........ Tu croyais faire une bonne affaire morale. Tu te disais : " Me voilà juste et courageux une fois pour toutes. Je pourrai me reposer ensuite dans l'estime publique et la louange des historiens. " Et maintenant que tu as perdu tes illusions, maintenant que tu sais qu'il est dur de redresser les torts et que c'est toujours à recommencer, tu retournes à tes astéroïdes. Tu as raison ; mais retournes-y modestement, Bidault-Coquille !" p 188/189 Ce que l'on retient durablement de l'Affaire, c'est la déception du lendemain.

Je ne peux manquer de citer cette phrase réjouissante : " ... ce gentilhomme  (*3) tenait ses principales ressources d'une maison où des dames généreuses donnaient à tout venant deux jambons pour une andouille. " p 155.

Une partie du livre est consacrée à la démonstration de l'influence des petites choses privées dans la vie nationale de la République, en va-t-il différemment des royautés quand ce sont les putains, Pompadour ou Montespan, qui font les généraux et les ministres ? Anatole France est riche en maximes de ce genre : " La jalousie est une vertu des démocraties qui les garantit des tyrans. " p 224

L'ordre social de la Pingouinie future est assez bien vu : " Cependant la Pingouinie se glorifiait de sa richesse. Ceux qui produisaient les choses nécessaires à la vie en manquaient ; chez ceux qui ne les produisaient pas, elles surabondaient. " Ce sont là, comme le disait un membre de l'Institut, d'inéluctables fatalités économiques." Le grand peuple pingouin n'avait plus ni traditions, ni culture intellectuelle, ni arts. Les progrès de la civilisation s'y manifestaient par l'industrie meurtrière, la spéculation infâme, le luxe hideux. Sa capitale revêtait comme toutes les grandes villes d'alors, un caractère cosmopolite et financier : il y régnait une laideur immense et régulière. Le pays jouissait d'une tranquillité parfaite. C'était l'apogée. " pp 231/232

Toute cette fin de livre est d'un grand intérêt. Les "temps futurs" sont pensés, l'exemple du radium et de l'hélium donne la preuve que l'auteur s'intéressait à la science et en assimilait - pour l'usage littéraire - certaines conséquences.

L'accueil réservé au livre : Depuis que Gallica (le site de la Bibliothèque Nationale) a eu l'heureuse initiative de mettre en ligne certains journaux, entreprise en cours, il est relativement facile de consulter les articles et critiques qui ont accueilli telle ou telle œuvre, facile à la réserve de la recherche. J'ai constitué une table partielle de la Vie littéraire du Figaro que je mettrais prochainement sur ce site à la disposition des curieux et des chercheurs. La recension de l'Île des Pingouins se fit dans ce journal le 2 novembre 1911. L'accueil fut mitigé. Marcel Ballot, le bienveillant critique du journal, n'attaqua point frontalement un auteur aussi considérable qu'Anatole France. Mais les mots "subversion", "anarchiste", furent déployés. On parle d'ironie, d'amusement, de point de vue de l'absolu. Manifestement on a quelques difficultés à avaler le brulot. L'origine de la propriété, le discours sur l'impôt - pourtant tellement répété, le plus sérieusement du monde, depuis (*2), la morale, l'union de la religion et du pouvoir ... Pourtant, le critique conclue aimablement : " Enfin, qui nous dira si, dans le domaine historique ou politique, les vues très supérieures sont les plus justes et ne sont pas trop simplistes ? Mais que M. Anatole France me pardonne : j'oubliais qu'il s'agit de l'histoire des Pingouins, qu'à en parler si sérieusement il y aurait quelque cuistrerie et que ce serait outrepasser mon modeste mandat. Bornons-nous donc à constater que le maître écrivain vient encore de nous donner un chef-d'œuvre, un de ces contes philosophiques auxquels Panurge et Candide eussent pris un plaisir extrême. " René Boylesve ne fit pas quant à lui de commentaires publics, mais, l'admirateur d'Anatole France, note dans ses carnets intimes, sans la retenue à laquelle oblige la publicité : " Anatole France publie en ce moment dans le Journal une série de contes sur les Pingouins, qui veut être une satyre de l'histoire de France. Cela a quelque chose de grossièrement répugnant. C'est de la taille d'un maître d'école primaire. C'est, avouons-le, de la besogne de goujat. On peut souhaiter un état social qui soit radicalement différent de celui de l'ancienne France. Mais il n'appartient pas aux grands lettrés, aux grands hommes, de tourner en dérision toute une histoire qui eut sa beauté, une histoire qui fut vécue conformément aux idées morales alors connues et prêchées : l'héroïsme guerrier a été préconisé comme noble et beau ; il n'est pas encore démontré qu'il ne le soit pas, qu'il ne le sera pas toujours ; il n'en faut pas ricaner. On admet qu'un auteur se moque de l'histoire qui se fait, de celle du jour où il écrit. Mais que ce qui fut l'idéal chrétien, ou l'idéal français en particulier, soit tourné en dérision, c'est du plus bas voltairianisme. M. France va recommencer la Pucelle." (Feuilles Tombées pp 174-175 Et encore : " A appliquer à l'auteur de l'Île des Pingouins ces mots de Renan, son maître : " l'erreur la plus fâcheuse est de croire qu'on sert sa patrie en calomniant ceux qui l'ont fondée ... Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé " (Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Préface XXII) Silence dans les rangs, Renan à la rescousse par une pensée assez limitée. Boylesve se montre ici homme de province et patriote. Celui qui médite sur les décalages entre éducation, passé et évolution des mœurs, qui craint un massacre futur, ne va pas jusqu'à examiner les causes profondes et refuse de remettre en cause le sacré passé, non, excusez-moi, le passé sacré ! Ces gens ont raison par un certain coté : Anatole France va bien plus loin que n'iront ses pâles et médiocres détracteurs surréalistes, prompts à plier le genoux et dont la révolte ne sera que galéjades de collégiens qui vieillissent mal, d'adolescents attardés ; mais pour quelles raisons le passé serait-il intouchable ? Les mensonges anciens doivent-ils être sanctifiés par le temps ? Au moment où Anatole France publie l'île des Pingouins en feuilleton, on discute les dégrèvements de l'Impôt sur le revenu. Dans l'Humanité du 31 octobre 1908, on trouve, sous le titre " Procédés conservateurs " cette note de Jaurès : " Contre l'impôt sur le revenu, la réaction multiplie les résistances, les manœuvres, les ruses. Ces derniers jours, elle lui a opposé les objections les plus contradictoires. Tantôt elle paraissait s'effrayer des larges dégrèvements accordés par le projet à tous les petits contribuables et elle s'écriait : Avec quoi comblera-t-on cet abîme et ne faudra-t-il pas y jeter la dépouille de tous les contribuables riches ? Tantôt, au contraire elle s'efforçait d'élargir encore et jusqu'à l'absurde les dégrèvements. Ainsi, il ne lui suffisait pas que nous exonérions, en fait, de l'impôt, tous les métayers pauvres ou peu aisés. Elle voulait mettre hors de l'impôt le contrat même du métayage, même s'il aboutit à de larges profits. ..." Certains politicards cyniques d'aujourd'hui, tout en représentation, qui se réfèrent à Jaurès, ne savent certainement pas plus lire que penser à moins qu'un cynisme de mauvais aloi ne leur tienne lieu d'idéal ! De quoi ? Ah ! vous avez dit "idéal !"

 

*1 Au sens de celle dont nous sommes directement issus. Celle des Egyptiens et des Babyloniens, des Grecs et des Romains relayés par Byzance et l'Islam et qui revient en Europe par l'Espagne et les croisades. C'est son retour qui permettra de mettre à mal la domination devenue sans partage de l'Eglise et de sortir de l'obscurantisme sur lequel elle vivait. Toutes les autres approches, par exemple sur certain renouveau bénédictin non replacé en perspective, sont des balivernes destinées à nier l'effacement de l'Europe, des phénomènes limités utilisés pour masquer et nier une lourde réalité de sauvagerie face à l'Orient et au Sud. On s'abuse souvent sur le langage de l'Eglise qui qualifiait de barbare ou de païen tout ce qui n'était pas chrétien, même ce qui était largement au-dessus d'elle. Il y a un arrière goût de racisme dans la glorification démesurée du Moyen Age qui sert bien une époque - la notre - qui veut voir dans la colonisation une épopée civilisatrice - ce qui n'a pas de sens. Dans l'absolu, le Moyen Age fut l'âge des ruines parce que période trouble et parce que placé sous l'éteignoir chrétien.

*2 Rappelez-vous ce "grand esprit" - "le plus grand de nous tous" disaient, admiratifs ceux qui en sont dépourvus - dont la France, qui parfois a des restes de bons sens, décida bien avant Bordeaux, de se passer : " Les pauvres ont a cœur de payer eux aussi, ils veulent contribuer !"

*3 Ce gentilhomme, c'est le comte de Maubec, en réalité le célèbre Esterhazy de l'Affaire, traître, escroc, voleur, maquereau, que l'Etat-Major fit porter en triomphe et que la justice blanchit.

*4 Anatole France.

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 Sur la Pierre blanche (1905) : Ce livre d'anticipation, d'exploration du possible futur s'ouvre sur le passé, pas sur n'importe quel passé, Rome. L'histoire de Gallion, dès le chapitre 2, nous décrit une création "mécaniste" de l'homme (et de la femme), pièce par pièce, de nombreux individus assemblés dans la confusion pour arriver à l'homme et à la femme en passant par l'homme efféminé et la femme virile. Conception bien éloignée de celle de la Bible. " Mais les grecs veulent tout savoir et forgent d'ingénieux mensonges. Qu'il est meilleur d'avouer notre ignorance !" Ici on désigne explicitement cette philosophie grecque qui continue les religions polythéistes, les faisant évoluer vers la connaissance et la raison, mêlant connaissance et divin. Mais maintenant, c'est Rome qui regardant l'ignorance en face, - fin des religions -, constitue le début de notre modernité (*1) que le christianisme puis l'Islam, - perversion du sentiment religieux - tenteront d'éteindre et retarderont de mille cinq cent ans. Gallion passe à coté de Paul (Saint) et ne le reconnaît pas pour le fondateur de la religion qui va submerger et ruiner Rome et plonger la civilisation dans le chaos. Normal, comment reconnaîtrait-il l'avenir en ce sauvage, qui tente de propager des idées intolérantes et déraisonnables ?

Revenant aux temps modernes, Anatole France se livre à un examen de notre civilisation assez féroce. Ce sera la base de la prospection qui est donnée sous la forme d'un rêve. Anatole France s'y montre vrai marxiste dans l'évolution vers le socialisme de la société. La révolution s'effectue en France et en Allemagne, la Russie autocratique restant à la traîne. Elle n'arrive qu'à son temps, quand le capitalisme a donné le plein de ses possibilités. La société nouvelle est une société d'abondance, car comment pourrait-on partager la pénurie ? Mais elle n'est pas "définitive", elle ne se réfère pas à la liberté car : " On a fait d'ailleurs un si étrange usage du mot liberté dans les derniers temps de l'anarchie capitaliste, que ce mot a fini par exprimer uniquement la revendication de privilèges. " p 1121 On se croirait au début du vingt-et-unième siècle tant on est dans le sens que le libéralisme donne à ce mot ! D'ailleurs le capitalisme tombé, la nouvelle société ne s'instaure pas " comme cela ", il y a un long régime d'errements et il faut la dictature des quatorze ouvriers pour conclure. Surtout, une nouvelle classe de profiteurs s'installe dans cette société " idéale " qui n'est pas égalitaire mais qui donne à chacun selon son travail. Les tribunaux pont disparu et avec eux un certain nombre de délits qu'on ne sait plus nommer et qui tenaient aux magistrats. La description des temps intermédiaires est intéressante, les colonies sont devenues un champ de bataille où s'affrontent les nations riches. Dans ce livre Anatole France se montre d'ailleurs résolument anticolonialiste. " Quand cette période abominable de la colonisation prit fin, on ne fit plus de guerre. " p 1112 Alors que la France s'excite et risque le conflit avec l'Allemagne pour la conquête du Maroc, France nous dit : " Mais tout péril n'est pas écarté et nous sommes menacés de quatre-vingt ans de guerres au Maroc. Est-ce que cette folie coloniale ne finira jamais ?" Nous sommes en 1905, le Japon affronte et défait le géant aux pieds d'argile, l'empire russe si mal gouverné. " Sans compter qu'en Asie, un petit peuple héroïque, instruit par l'Europe, sut ce rendre respectable à l'Europe. C'est un grand service que dans les temps barbares, le Japon rendit à l'humanité. " Comment peut-on qualifier ce texte ? Ni roman, ni essai, ni dialogue... satire mais pas seulement. Ce texte paru sous un état quelque peu différent en feuilleton dans l'humanité, ce journal était alors beaucoup moins sectaire qu'il devait le devenir par la suite, est d'une lecture passionnante malgré le sérieux et l'aridité de ses thèmes. Il illustre bien le " miracle Anatole France " et on ne peut s'empêcher de penser que si l'on voulait éveiller l'intelligence plutôt que l'enterrer sous l'émotion dans les écoles, on n'y lirait pas des textes de Guy Môquet ou on n'organiserait pas des visites de camps de concentration, mais on étudierait des textes comme celui-ci, mieux vaut des enfants qui découvrent seuls l'horreur et le pathétique - parce qu'on leur a donné l'outil nécessaire - que des crétins qui frémissent à une émotion amenée pour tuer la réflexion !

*1 Peut-être d'ailleurs faut-il discerner une nouvelle modernité : celle qui ne regarde plus Rome, Anatole France se situe alors à la charnière des deux modernités, celle de la nostalgie de Rome et celle de l'oubli de Rome qui est la nôtre. Jusqu'à lui on a vécu plus ou moins dans le souvenir de Rome et de la Grèce, preuve de la vigueur des racines "païennes" sous le christianisme, puis vient le temps d'autres racines, qui, paradoxalement, sont les "autres" fondateurs, ceux qui sortent la pensée de l'emprise du christianisme ou qui y contribuent.

 Pierre NOZIERE (1899) : Ce livre paru chez Lemerre, son premier éditeur avec lequel il est en litige à la suite de la signature d'un nouveau contrat chez Calmann-Lévy, a été composé par Anatole France de nombreux textes déjà publiés dans divers journaux. Marie-Claire Bancquart donne dans sa notice de l'édition Pléiade une genèse de ce livre qui se tient résolument à l'écart de l'actualité. Une première partie légèrement autobiographique dans laquelle choque un peu un texte d'homme des villes qui imagine la campagne de deux enfants, une campagne d'image d'Epinal. Texte "gratuit" ou de circonstance, fait d'éléments disparates, il permet peut-être mieux que tout autre de saisir ce qui en Anatole France, nous retient et nous séduit. L'art du conteur en tout premier plan. Anatole France est un merveilleux conteur et il attache son lecteur je dirais presque par n'importe quoi - ce qui n'est pas vraiment le cas. Il y a certainement forcément du conteur dans tout bon écrivain sauf à ce que cet art soit remplacé par autre chose comme l'épique. (Mais rien de plus difficile que de manier ce genre, je pense à Zola par exemple dont certaines pages de Pot-Bouille ou du Bonheur des dames, pour ne citer que deux titres relèvent.) Quel que soit son sujet, Anatole France captive, il conte et cela suffit à nous retenir. Dans de nombreux textes, il nous dit presque ce que l'on dit aux petits enfants : "Il était une fois ..." et nous sommes des petits enfants, prêts à entendre. Cet art de conter est lié à une grande culture dont l'auteur ne fait pas étalage mais qu'il utilise souvent dans de petites histoires incluses dans la grande, celle du livre, quand il en existe une. Cela est le cas de l'ïle des Pingouins par exemple, c'est aussi le cas de Pierre Nozière. Anatole France n'utilise pas "l'histoire" pour le plaisir de montrer qu'il l'a connaît. Il l'utilise pour illustrer ses idées ou les idées du passé qu'il veut nous faire découvrir ou redécouvrir, il l'utilise pour illustrer ses propos, pour les "faire passer", pour philosopher. Anatole France est encore un "ironiste", un terrible ironiste, le plus fort certainement depuis Voltaire (*1).

*1 L'Abbé Bethléem ne s'y est d'ailleurs pas trompé qui dit qu'il était un des plus mauvais écrivains de son temps ce qui est simplement l'expression de sa "frayeur" devant l'humour dont A. F. couvre la religion comme d'autres institutions.

 CRAINQUEBILLE (1901) : Ce petit texte dont le titre est bien connu, cette nouvelle qui occupe un peu plus de vingt pages dans le volume III des œuvres d'Anatole France dans la Pléiade, est peut-être son chef d'œuvre, un chef d'œuvre d'humour noir ou d'humour triste. C'est surement le texte le plus accablant qui ait été écrit concernant la justice telle qu'elle fonctionne en France pourvu qu'on sache le lire. Un pauvre homme, brave marchand ambulant, attend les quatorze sous que la boulangère prospère n'est pas pressée de lui donner et provoque un embouteillage. De là s'ensuit un différent avec l'agent 64, représentant auguste et borné, comme il se doit et comme il est bon qu'il soit, de la force publique. Le pauvre marchand se retrouvera devant un tribunal qui l'écrase de toute sa pompe et sa gloire. Condamnation d'un innocent qui ignore même qu'il est innocent, court séjour en prison, mauvaise réputation, fin des affaires ... pente fatale. Ici s'exprime dans toute sa souplesse et dans toute sa férocité l'art de la dérision propre à Anatole France. C'est un conte à la Voltaire, mais son héros n'est pas un bon huron ou un perse égaré, qu'importe, l'empereur de Chine était moins étranger à la cour de Louis XIV que Crainquebille l'est à la justice de son pays et de son temps ! Anatole France "philosophe" autant sinon plus qu'il conte sans que l'on s'en aperçoive ou, plutôt, sans que cela nous dérange. Crainquebille est cependant un texte plus triste que "jouissif". La jubilation de voir mise à mal une institution qui serait la honte de n'importe quelle nation qui se respecte si une nation pouvait se respecter, passe ici après la tristesse de ce constat accablant. Le nom du président du tribunal n'est pas donné au hasard. Président Bourriche. Bourriche, proche de marchand, de commerce, mais aussi, presque Bourrique, âne têtu et borné. Le conte est construit comme une bonne dissertation. Présentation - la justice -, développement, l'aventure de Crainquebille, la justice, apologie du président Bourriche, la soumission de Crainquebille, l'opinion publique, et, en guise de conclusion, conséquences et dernières conséquences. Cette simplicité, avec un seul petit voyage dans le temps, est très efficace. "Dans sa conscience, il ne se croyait pas criminel ; mais il sentait combien c'est peu que la conscience d'un marchand de légume devant les symboles de la loi et les ministres de la vindicte sociale. Déjà son avocat l'avait à demi persuadé qu'il n'était pas innocent." p 724 En sortant du tribunal qui vient de le condamner, Crainquebille dit : "Ils parlent trop vite, ces messieurs. Ils parlent bien, mais ils parlent trop vite. On peut pas s'expliquer avec eux... Cipal, vous trouvez pas qu'ils parlent trop vite ?" p 733 A.F. marque ce décalage immense entre le justiciable et l'institution, mais il ne se limite pas à cette constatation, dans l'éloge du Président Bourriche il va aux sources. "Il faut renoncer à savoir, mais il ne faut pas renoncer à juger. Ceux qui veulent que les arrêts des tribunaux soient fondés sur la recherche méthodique des faits sont de dangereux sophistes et des ennemis perfides de la justice civile et de la justice militaire. Le Président Bourriche a l'esprit trop juridique pour faire dépendre ses sentences de la raison et de la science dont les conclusions sont sujettes à d'éternelles disputes. Il les fonde sur des dogmes et les assied sur la tradition, en sorte que ses jugements égalent en autorité les commandements de l'Eglise. Ses sentences sont canoniques..." pp 734/735 " Quand l'homme qui témoigne est armé d'un sabre, c'est le sabre qu'il faut entendre et non l'homme. L'homme est méprisable et peut avoir tort. Le sabre ne l'est point et il a toujours raison." p 735 et A.F. continue, reprenant ce qu'il nous répétera sur l'origine de la propriété dans l'Île des Pingouins : "La société repose sur la force, et la force doit être respectée comme le fondement auguste des sociétés. La justice est l'administration de la force." pp 735/736 "Car si je jugeais contre la force - dit le Président Bourriche - mes jugements ne seraient pas exécutés." Marcel Aymé, dans La tête des autres, s'élèvera contre cette justice qui passe d'un régime à l'autre sans vergogne et condamne aujourd'hui les uns qu'elle servaient hier au nom des autres qu'elle condamnait. C'est ignorer ce que dit très bien Anatole France : "La vit-on jamais opposée aux conquérants et contraire aux usurpateurs ? Quand s'élève un pouvoir illégitime, elle n'a qu'à le reconnaître pour le rendre légitime." p 736, et c'est bien lui qui a raison ! D'ailleurs : "Désarmer les forts et armer les faibles, ce serait changer l'ordre social que j'ai - c'est le juge qui parle - mission de conserver. La justice est la sanction des injustices établies." p 736 Anatole France, après avoir fait pérorer le Président Bourriche sur les principes de la justice qu'il rend, le ramène à sa juste dimension de petit fonctionnaire en prenant la parole : "Si vous voulez avoir mon avis, je ne crois pas que Monsieur le Président Bourriche se soit élevé jusqu'à une si haute métaphysique. A mon sens, en admettant le témoignage de l'agent 64 comme l'expression de la vérité, il fit simplement ce qu'il avait toujours vu faire. C'est dans l'imitation qu'il faut chercher la raison de la plupart des actions humaines. En se conformant à la coutume, on passera toujours pour un honnête homme. On appelle gens de bien ceux qui font comme les autres." p737 Crainquebille, jugé dans un langage qu'il ne comprend pas - pas tant cependant que ces pauvres flamands de Belgique qui, pendant un siècle, furent jugés en français, une langue qu'ils ne parlaient ni ne comprenaient, par une bourgeoisie des Flandres, francophone, qui employait le français comme instrument de domination avant que de passer au flamand comme instrument d'enrichissement après sa conversion du catholicisme au nazisme, le pas n'est pas bien grand il est vrai - Crainquebille donc, condamné, "... reconduit en prison, s'assit sur son escabeau enchainé, plein d'étonnement et d'admiration. Il ne savait pas bien lui-même que les juges s'étaient trompés. Le tribunal lui avait caché ses faiblesses intimes sous la majesté des formes. Il ne pouvait croire qu'il eut raison contre des magistrats dont il n'avait pas compris les raisons : il lui était impossible de concevoir que quelque chose clochât dans une si belle cérémonie." p 737 Sorti de prison, repoussé par l'opinion qui se détourne de l'homme qui est tombé, Crainquebille, un soir, ira insulter un agent sous la pluie. Il utilisera cette insulte qu'il n'avait pas dite et qui a été la cause de sa chute, espérant ainsi retourner en prison, le policier ne daignera pas l'arrêter. Alors ... "Crainquebille, la tête basse, et les bras ballants, s'enfonça sous la pluie dans l'ombre." p745

 Les désirs de JEAN SERVIEN (1882) : Pourquoi écrire sur un livre quand l'auteur en a très bien parlé lui-même ? Je reproduirais donc ici la préface qu'écrivit Anatole France lors de la parution de ce court roman :

"Ce petit ouvrage a été écrit il y a une dizaine d'années et j'aurais dû, pour bien des raisons, le publier en ce temps-là. Il est resté trop longtemps dans un tiroir et il me semble qu'il y a vieilli. Ceux qui écrivent ne savent pas tous donner à leurs œuvres une jeunesse immortelle.

Il est bon, dans tous les cas, qu'un livre paraisse dans sa nouveauté, parce qu'alors il est compris facilement et très bien senti. En relisant cette année Les désirs de Jean Servien, je n'y ai pas retrouvé moi-même tout ce que j'y avais mis autrefois. J'ai dû, pour bien faire, déchirer la moitié des pages et réécrire presque toutes les autres.

C'est sous une forme réduite et châtiée que je prends la liberté d'offrir ce récit aux personnes assez nombreuses aujourd'hui qui s'intéressent aux romans d'analyse. C'en est un et, en réalité, mon premier essai dans ce genre, car, si destructeur qu'ait été mon travail de révision, le fonds primitif de l'ouvrage est resté. Ce fonds a quelque chose d'âcre et de dur qui me choque à présent. J'aurais aujourd'hui plus de douceur. Il faut bien que le temps, en compensation de tous les trésors qu'il nous ôte, donne à nos pensées une indulgence que la jeunesse ne connaît pas.

Avant d'écrire sur le monde moderne, j'ai étudié, autant que je l'ai pu, les mondes d'autrefois, et je ne me suis détourné de la vue du passé qu'après avoir senti jusqu'au malaise l'impossibilité de me figurer les anciennes formes de vie. Pendant ce temps, le romancier le plus affiché de l'école naturaliste m'appelait néo-grec et me signalait seulement, disait-il, "pour l'étrangeté du cas".

Vous entendez bien qu'il s'agit d'un cas pathologique, car c'est maintenant une maladie que de s'intéresser au passé et de suivre à travers les âges les magnifiques aventures des hommes. C'est la maladie des Lecomte de Lisle, des Taine et des Renan. Bien que la faiblesse de ma complexion parût devoir m'en préserver, j'en fus atteint, moi aussi, jusqu'à lire les poètes grecs.

Hélas, je ne crains pas pourtant qu'on trouve à mon Jean Servien un reflet trop lumineux de la beauté antique."  A.F.

Dur et âpre, on ne peut mieux qualifier le récit de cette descente aux enfers d'un jeune bachelier qui, la tête farcie de mauvais romans, n'a que le tort de s'enflammer pour une actrice. Jean Servien est victime de ses désirs qui passent par divers états et dispositions, désirs qui au demeurant restent insatisfaits. Anatole France parle de clémence et d'indulgence, il y en a dans ce livre, c'est la grande mansuétude du père, dur travailleur, et de la vieille tante, pour le jeune homme. France qui se peint dans Jean Servien se révèle un homme de "désir", mais, dans le même temps, il fait preuve, par le dénouement qu'il donne à son roman, d'une certaine défiance pour ces derniers, défiance que l'on pourrait aussi bien retrouvée chez un romancier catholique. On notera les coups de griffes réciproques entre Anatole France et Emile Zola - "le romancier le plus affiché de l'école romantique" -. Les deux hommes ne se connaissent pas encore, l'Affaire n'est pas encore passée par là et, au demeurant, Emile Zola n'est pas vraiment un critique. On n'oubliera pas non plus la mauvaise image que donne Anatole France de la Commune et l'on se souviendra qu'il sera à une certaine époque proche du boulangisme.

  THAIS (1891) : Bien curieux roman que ce Thaïs qui aurait pu beaucoup mieux s'appeler Paphnuce, puisque c'est essentiellement l'aventure de ce dernier que nous conte l'auteur. On ne peut s'empêcher d'en faire le rapprochement avec Les Dieux ont soif. Dans un cas comme dans l'autre, c'est le fanatisme que l'auteur traque. Le fanatisme et le rôle du Démon, celui-ci, rival de Dieu, un Dieu impuissant sur sa création, beaucoup plus malin et toujours actif sur le monde, nous ne sommes pas loin de La Révolte des Anges. Le cadre est celui de l'Empire romain décadent qui fait place au christianisme. Les anachorètes occupent le désert où ils rivalisent en mortifications sauf un bon abbé qui se contente de cultiver ses salades et dont les conseils seraient plutôt ingénieux. Notre moine Paphnuce, sous l'emprise de sa chasteté se persuade qu'il doit ramener à Dieu la plus belle des courtisanes de son époque : Thaïs. En chemin il rencontre divers personnages dont le solitaire sceptique qu'il ne peut comprendre puisque, lui, Paphnuce, n'agit que dans le cadre d'un marché avec Dieu : le renoncement en ce monde contre la félicité immortelle (le stupide et mesquin pari pascalien en somme). Il retrouve son ami d'enfance, Nicias, un sceptique qui jouit de la vie et qui a été l'amant de Thaïs, un sage qu'on imagine fort bien en Brotteaux des Ilettes (Les Dieux ont soif) au temps de sa splendeur. Le moine immédiatement le déteste sans savoir de quel sentiment se nourrit sa haine. Paphnuce réussit auprès de Thaïs dont il brûle les trésors dans un grand autodafé. Il l'a conduit dans un couvent où les mêmes qualités qui l'ont fait courtisane la feront sainte. Pour lui, c'est le début de la descente aux enfers. Le moine va payer le prix de sa vilénie prédicatrice. "Il était devenu si hideux, qu'en passant la main sur son visage, il sentit sa laideur." C'est la dernière phrase du roman. Cette laideur nous la connaissons bien, c'est celle de Christine Boutin et de sa grande gourde médiatique, c'est celle des ayatollahs et de leurs hommes de paille, c'est celle des Frères musulmans et des Salafistes aussi bien que des extrémistes Juifs en Israël, c'est la laideur des fous de ce Dieu inventé par les lâches qui non content d'avoir peur de la vie n'en finiront jamais de nous la pourrir. Anatole France nous peint dans une langue merveilleuse une figure de l'intolérance et de la folie des chastes travaillés par le désir, proie facile de leur satané Démon. Grand connaisseur des différents courants de pensée, il se moque avec finesse dans des dialogues qui auraient bien pu être ceux des acteurs de l'époque. Il n'a pas inventé Thaïs mais a puisé dans les chroniques et s'est inspiré de débats et d'études qui étaient actuelles à l'époque où il écrivit le roman.

"Tout est péril au solitaire : c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'Ecriture que le divin maître allait de ville en ville et soupait avec ses disciples. Les vertus que les anachorètes brodent soigneusement sur le tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques : un souffle peut en ternir les agréables couleurs." p 731 (Edition des œuvres d'A.F., Pléiade, T 1) Anatole France, non seulement met en lumière la fragilité de cette foi "contre le monde" qui naît et s'entretient du mesquin pari du croyant, mais il parle non d'éternel plaisir pour la récompense, mais de "sempiternel" plaisir ! "Il est vrai que tous, tant que nous sommes, nous ne découvrons que notre propre pensée dans la pensée d'autrui, et que, tous, nous lisons un peu comme je viens de lire celui-ci." p; 774 "Il n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances ; son devoir est de donner satisfaction à celles qui existent et qui, bonnes ou mauvaises, ont été déterminées par le génie des temps, des lieux et des races." p 840 "Il y a des forces infiniment plus puissantes que la raison et la science ... L'ignorance et la folie." p 841. Je donne peu de citations, n'ayant pas eu le goût de troubler ma lecture en prenant des notes et tout comptes faits, c'est mieux ainsi : je n'encourage pas la paresse de ceux qui s'en contente, si l'on veut en savoir plus on lira ce roman.

Le LYS ROUGE : Ce roman est unique dans l'œuvre de France par son sujet, mais il n'est pas le seul à être inspiré par la vie de l'auteur. L'héroïne doit beaucoup à Madame Arman Caillavet qui fut la grande égérie d'Anatole France. Comme l'héroïne, elle tenait salon et France en profite en passant pour donner quelques aperçus sur ce milieu. On entre peut-être un peu plus difficilement dans cette œuvre que dans les autres de l'auteur, mais son art de conter, son style fluide, unique, nous prennent rapidement et on ne le regrette pas. France n'a pas une vision enchanteresse de l'amour, comme Boylesve son jeune contemporain, il en a une vision assez pessimiste. Si le second amant de l'héroïne lui ressemble, il fut un amant non seulement passionné, mais d'une jalousie destructrice. (Peut-elle ne pas l'être ?)

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