PAGES DE JOURNAL

 

 

26 février 2004

"Et dans tous les gestes anonymes, de ceux que personne ne retient, qui marquent le quotidien, extraire ces nouveaux qui, par delà les recherches à moitié vaines de l'amour et de l'exploration muette des corps, viennent à l'instar de la lecture, de l'écriture, remettre le temps en cause comme ces mises en boîte du son et, surtout, de l'image, gestes techniques dont il avait conscience, une conscience fine et aigue qu'ils participaient d'une certaine façon à la magie du temps rattrapé, arrêté, ramené, même si, inexorablement, le même temps coulait à l'entour, le rattraperait, lui, le dernier parce que livré sans descendance ou que sa descendance était déjà prise dans les formes artificielles de cette vie qui ne luttait plus faute de savoir, et que sa chair ne pouvait pas lui laisser plus d'un court instant l'illusion de la durée.

Et il y avait également ces manuscrits datant seulement d'un siècle, mais qui, parce qu'ils étaient de la main d'un homme qui avait laissé sa trace dans des livres, qu'il les possédait, pas comme on possède un objet, mais comme on en sait par le contenu le poids de vie, comme on y sent le poids de cette chair qui s'étant tue palpite encore un moment sous le souffle intéressé du lecteur attentif, étaient comme un pont enjambant ces quatre-vingt dernières années, niant le gouffre impossible à saisir et qu'il contemplait parfois, sans le savoir, à chaque fois qu'il déchiffrait avec application, comme on s'abandonne à un rite, chaque mot, chaque petit signe qui le compose, revenant ainsi à cet instant où l'homme, munit d'une simple plume, avait vécu ce combat qu'on dit vain et qui s'en trouvait un court instant, flirtant avec une sorte de victoire. Dès lors, ils étaient trois, Richard Millet dont il parcourait les phrases dans cet amour des trois sœurs Piale, reprenant les thèmes et s'essayant aux rythmes, René Boylesve qui avait écrit à la plume, pour lui, sans le savoir, pour que ce papier jauni aboutisse provisoirement sur sa table sous la loupe de lecture et lui qui déchiffrait puis se recréait dans les deux autres par des mots lancés sur le temps hélas comme on se vide car la création consciente de ses buts reste perte de substance au travers d'un acte dont on croit sentir qu'il nous a fait non durer mais exister un instant."

Et si l'histoire n'était pas le temps passé, le temps qui s'est écoulé, mais une suite d'images plaquées dessus pour faire oublier l'inexorable, la fin, ces morts sans retour dont elle se nourrit. Nous l'écrivons, nous la déterrons, nous la recréons, nous la représentons, nous nous battons pour ces ombres projetant les nôtres, monstrueuses, minuscules, dépourvue de sens, sachant que désormais, il nous est malaisé de vivre dans l'ombre des cauchemars. Le poids du passé n'avait pas besoin d'être écrit, l'exorcisme que constituait cette mise en forme est impuissant contre l'horreur qui peuple nos cerveaux, c'est la raison pour laquelle nous nous oublions comme nous oublions nos inutiles pouvoirs laissant la mort faire son travail aveugle. Il y a bien ces gens chargés d'espoir sur le bord du chemin, idiots ou naïfs, dépourvus de mémoire ou d'imagination, tentant de faire dévier le lourd chariot de sa route vers le seul but jamais assigné au vivant : le néant. Le néant, l'oubli même de la trace de, l'absence de spectateur, pas de témoin, de spectateur tardif qui chercherait dans les pierres des ruines des traces qui n'existeront plus quand tout sera détruit.

La fin de l'histoire? ce qui n'a jamais existé peut-il cesser?

Jeu de masques et de faux semblants, les monstres se sont glissés parmi nous jouant le jeu de l'innocence. Quand ils étaient actifs, en fausse puissance, ils distillaient dans des écoles à Bucarest par exemple, les miasmes de leurs esprits tordus, criminels. Les nommerait-on? Cioran, Eliade, vrais bruns de noirs aux mots sanguinolents dont la parole a tué plus sûrement que la dague et les épées et dont on ne sait pas si elle a changé avec les déguisements. On appelle cela des intellectuels, ils prétendent guider le monde, mais vers où si ce n'est vers la mort qui est son destin, guider cet amas? Tout le reste est prétentions et agitations.