ERNEST RENAN

1823 - 1892

DE LA MEDIOCRITE

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Nous sommes tous les médiocres de quelqu'un ou de quelques uns ce qui ne nous empêche pas de juger beaucoup de choses ou de gens médiocres, ces multiples jugements concordants devraient nous inciter à une grande prudence dans le discernement de ce qui n'est pas médiocre et à plus d'humilité, je prêche d'abord pour ma paroisse mais également pour ces innombrables malins, contempteurs de la démocratie surtout ceux qui vivent dans la nostalgie des époques de grandes vertus, époques dont l'éloignement propice à notre ignorance favorise grandement la grandeur.

Je ne résiste pas à donner ici ce petit texte de Renan qui répond assez simplement et remarquablement à certains détracteurs de nos abominables régimes pseudos démocrates voire vraiment démocrates ce qui relève de l'illusion.

 

Vous ne repoussez aucun des moyens dont notre siècle a fait les conditions du succès. Vous ne dédaignez pas la presse et vous avez raison ; car à n'envisager que l'effet sur le monde, la manière dont un fait se raconte est plus importante que le fait en lui-même. La presse a remplacé de nos jours tout ce qui autrefois mettait les hommes en rapport les uns avec les autres, la correspondance, la parole publique, le livre, presque la conversation. Renoncer à ce puissant moyen, c'est renoncer à sa part légitime d'action dans les choses humaines. Il y a, je le sais, des personnes puritaines qui se contentent d'avoir raison pour elles-mêmes et qui regardent comme humiliante l'obligation d'avoir raison devant tous. Je respecte infiniment cette manière de voir ; je crains seulement qu'il ne s'y mêle une légère erreur historique. Autrefois, on gagnait le roi et la cour par des procédés de peu supérieurs à ceux par lesquels, de notre temps, on gagne tout le monde. Le gros public voit par son journal ; Louis XIV et Louis XV voyaient par les étroites idées de leur entourage. Pour arriver à être ministre, Turgot, le plus modeste des hommes, n'eut besoin de convaincre de son mérite que quatre personnes : d'abord l'abbé de Véry, son condisciple en Sorbonne, homme d'un esprit très éclairé, qui parla de lui avec admiration à une femme très intelligente, Mme de Maurepas. Mme de Maurepas le signala à M. de Maurepas, qui le présenta à Louis XVI. Certes il faut plus de candidatures que cela pour arriver par le suffrage universel. Mais voyez le revers. Pour faire tomber le ministre qui seul pouvait sauver la monarchie, il suffit de quelques épigrammes de courtisans et d'un revirement des idées de Maurepas. ah! qu'on ferait un long chapitre des erreurs du suffrage restreint !

Notre temps n'est pas plus frivole que les autres. On parle du règne de la médiocrité. Mon Dieu ! Monsieur, qu'il y a longtemps que ce règne-là est commencé ! La somme de raison qui émerge d'une société pour la gouverner a toujours été très faible. Toujours l'homme supérieur qui veut le bien a dû se prêter aux faiblesses de la foule. Pauvre humanité ! Pour la servir, il faut se mettre à sa taille, parler sa langue, adopter ses préjugés, entrer avec elle à l'atelier, au bouge, à l'hôtel garni, au cabaret.

Vous avez donc bien fait de ne pas vous arrêter à ces mesquines susceptibilités qui, si l'on en tenait trop de compte, feraient de l'inaction la suprême sagesse. Les temps sont obscurs ; nous travaillons dans la nuit ; travaillons tout de même. L'Ecclésiaste avait mille fois raison de dire que nul ne sait si l'héritier de la fortune qu'il a créée sera sage ou fou. Ce philosophe accompli en conclut-il qu'il ne faut rien faire ? Nullement. Une voix secrète nous pousse à l'action. L'homme fait les grandes choses par instinct, comme l'oiseau entreprend ses voyages guidé par une mystérieuse carte de vieille géographie qu'il porte en son petit cerveau. "

Renan (23 avril 1885) Réponse à Ferdinand de Lesseps lors de la réception de ce dernier à l'Académie française. Le sous-titre De la médiocrité est dû à Paul Gautier, auteur de l'Anthologie de l'Académie française, 1820 - 1920 Librairie Delagrave 1921.

Outre la beauté de ce texte qui tient autant à la langue qu'à la clarté, il faut retenir cette raison qui devrait toujours nous servir de garde fou quand nous commençons à délirer sur la décadence, la médiocrité et autres sujets de colère contre notre époque qui n'est que la continuation des précédentes, reproduisant les mêmes défauts et les mêmes qualités dans un environnement différent et avec des moyens différents et qui s'insère dans un mouvement qui ne prendra fin qu'avec la disparition, inéluctable, de l'humanité.

 

Joseph Ernest RENAN (1823 - 1892)  : Philologue, auteur, entre autres, de la Vie de Jésus (1863), Des origines du christianisme (1863-1881), De la réforme intellectuelle et morale de la France (1871), Renan exerça avec Hippolyte Taine une très grande influence sur ses contemporains. Elu à l'Académie française en 1878, il y fut reçu par Alfred Mézières auquel succéda René Boylesve qui en fit donc l'éloge.

Sur Ernest Renan :    Academie francaise 

                                    Wikipedia

 

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