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LES ŒUVRES : Leurs oeuvres

 

 LA QUERELLE DU DISCIPLE

PAUL BOURGET, FERDINAND BRUNETIERE et ANATOLE FRANCE

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Paul Bourget : Préface du Disciple     Ferdinand Brunetière : Le Disciple

Anatole France : Articles du Temps (La morale et la science)

 

 

 PREFACE de l’auteur AU DISCIPLE roman de Paul Bourget (1889)

                                                                                                                                                                                                                    Mon commentaire

"A un jeune homme

 

C’est à toi que je veux dédier ce livre, jeune homme de mon pays, à toi que je connais si bien quoique je ne sache de toi ni ta ville natale, ni ton nom, ni tes parents, ni ta fortune, ni tes ambitions, - rien sinon que tu as plus de dix-huit ans et moins de vingt-cinq, et que tu vas, cherchant dans nos volumes, à nous tes aînés, des réponses aux questions qui te tourmentent. Et des réponses ainsi rencontrées dans ces volumes dépend un peu de ta vie morale, un peu de ton âme ;- et ta vie morale, c’est la vie morale de la France même ; ton âme, c’est son âme. Dans vingt ans d’ici, toi et tes frères, vous aurez en main la fortune de cette vieille patrie, notre mère commune. Vous serez cette patrie elle-même. Qu’auras-tu recueilli, qu’aurez-vous recueilli dans nos ouvrages ? Pensant à cela, il n’est pas d’honnête homme de lettres, si chétif soit-il, qui ne doive trembler de responsabilité …

Tu trouveras dans le disciple l’étude d’une de ces responsabilités-là. Puisses-tu y acquérir une preuve que l’ami qui t’écrit ces lignes possède, à défaut d’autre mérite, celui de croire profondément au sérieux de son art. – Puisses-tu trouver dans ces lignes même la preuve qu’il pense à toi, anxieusement. Oui, il pense à toi, et cela depuis bien longtemps, depuis les jours où tu commençais d’apprendre à lire, alors que nous autres, qui marchons aujourd’hui vers notre quarantième année, nous griffonnions nos premiers vers et notre première page de prose au bruit du canon qui grondait sur Paris. Dans nos chambrées d’écoliers on n’était pas gai à cette époque. Les plus âgés d’entre-nous venaient de partir pour la guerre, et nous devions rester au collège, du fond de nos classes à demi désertes nous sentions peser sur nous le grand devoir du relèvement de la Patrie.

Nous t’évoquions souvent alors dans cette fatale année 1871, jeune Français de maintenant, - nous tous qui voulions vouer notre effort aux Lettres. Mes amis et moi, nous répétions les beaux vers de Théodore de Bainville :

Vous en qui je salue une nouvelle aurore,

                Vous tous qui m’aimerez,

Jeunes hommes des temps qui ne sont pas encore,

                O bataillons sacrés !

Cette aurore de demain nous la voulions aussi rayonnante que notre aurore à nous était mélancolique et embrumée d’une vapeur de sang. Nous souhaitions mériter d’être aimés par vous, nos cadets nés de la veille, en vous laissant de quoi valoir mieux que nous ne valions nous-mêmes. Nous nous disions que notre œuvre, à nous, était de vous refaire, à vous, une France nouvelle, par notre action privée et publique, par nos actes et par nos paroles, par notre ferveur et par notre exemple, une France rachetée de sa défaite, une France reconstruite dans sa vie extérieure et dans sa vie intérieure. Tout jeunes que nous fussions alors, nous savions pour l’avoir appris dans nos maîtres, - et ce fut leur meilleur enseignement, - que les triomphes et les défaites du dehors traduisent les qualités et les insuffisances du dedans. Nous savions que la résurrection de l’Allemagne, au début du siècle, a été avant tout une œuvre d’âme, et nous nous rendions compte que l’Ame Française était bien la grande blessée de 1870, celle qu’il fallait aider, panser, guérir. Nous n’étions pas les seuls dans la généreuse naïveté de notre adolescence à comprendre que la crise morale était la grande crise de ce pays-ci, puisqu’en 1873 le plus vaillant de nos chefs de file, Alexandre Dumas, disait dans la préface de la Femme de Claude, s’adressant aux Français de son âge comme je m’adresse à toi, mon frère plus jeune : « Prends garde, tu traverses des temps difficiles … Tu viens de payer cher, elles ne sont même pas encore toutes payées, tes fautes d’autrefois. Il ne s’agit plus d’être spirituel, léger, libertin, railleur, sceptique et folâtre : en voilà assez pour quelque temps au moins. Dieu, la nature, le travail, le mariage, l’amour, l’enfant, tout cela est sérieux, très sérieux, et se dresse devant toi. Il faut que tout cela vive ou que tu meures. »

De cette génération dont je suis, et que soulevait ce noble espoir de refaire la France, je ne peux pas dire qu’elle ait réussi, ni même qu’elle ait été assez préoccupée de son œuvre. Ce que je sais, c’est qu’elle a beaucoup travaillé, - oui, beaucoup. Sans trop de méthode, hélas ! mais avec une application continue et qui me touche quand je songe au peu qu’ont fait pour elle les hommes au pouvoir, combien nous avons été abandonnés à nous-mêmes, l’indifférence où nous ont tenus les malheureux qui dirigeaient les affaires et à qui jamais l’idée n’est venue de nous encourager, de nous appuyer, de nous diriger. Ah ! la brave classe moyenne, la solide et vaillante Bourgeoisie, que possède encore la France ! Qu’elle a fourni, depuis ces vingt ans, d’officiers laborieux, cette bourgeoisie, d’agents diplomatiques habiles et tenaces, de professeurs excellents, d’artistes intègres ! J’entends dire parfois : »Quelle vitalité dans ce pays ! Il continue d’aller, là où un autre mourrait … » He bien ! s’il va, en effet, depuis vingt ans, c’est d’abord par la bonne volonté de cette jeune bourgeoisie qui a tout accepté pour servir le pays.  Elle a vu d’ignobles maîtres d’un jour proscrire au nom de la liberté ses plus chère croyances, des politiciens abominables jouer du suffrage universel comme d’un instrument de règne, et installer leur médiocrité menteuse dans les plus hautes places. Elle l’a subi, ce suffrage universel, la plus monstrueuse et la plus inique des tyrannies, - car la force du nombre est la plus brutale des forces, n’ayant même pas pour elle l’audace et le talent. La jeune bourgeoisie s’est résignée à tout, elle a tout accepté pour avoir le droit de faire la besogne nécessaire. Si nos soldats vont et viennent, si les puissances étrangères nous gardent leur respect, si notre enseignement supérieur se développe, si nos arts et notre littérature continuent d’affirmer le génie national, c’est à elle que nous le devons. Elle n’a pas de victoire à son actif, cette génération de jeunes gens de la guerre, cela est vrai. Elle n’a pas su rétablir la forme traditionnelle du gouvernement, ni résoudre les problèmes redoutables que l’erreur démocratique nous impose. Pourtant, jeune homme de 1889, ne la méprise pas. Sache rendre justice à tes ainés. Par eux la France a vécu.

Comment vivra-t-elle par toi, c’est la question qui tourmente à l’heure actuelle ceux de ces aînés qui ont gardé, malgré tout, la foi dans le relèvement du pays. Tu n’as plus, toi, pour te souvenir, la vision des cavaliers prussiens galopant victorieux entre les peupliers de la terre natale. Et de l’horrible guerre civile tu ne connais guère que la ruine pittoresque de la Cour des comptes, où les arbres poussent leur végétation luxuriante parmi les pierres roussies qui prennent de poétiques allures de palais anciens, en attendant que cette trace aussi disparaisse. Nous autres, nous n’avons jamais pu considérer que la paix de 71 eut tout réglé pour toujours… Que je voudrais savoir si tu penses comme nous ! Que je voudrais être sûr que tu n’es pas prêt à renoncer à ce qui fut le rêve secret, l’espérance consolatrice de chacun de nous, même de ceux qui n’en ont jamais parlé ! Mais non, j’en suis sûr, et que tu te sens triste quand tu passes devant l’Arc où les autres ont passé, même si c’est avec un ami et par les beaux soirs d’été. Tu quitterais tout, gaiement, pour aller là-bas, - si demain, il le fallait. J’en suis sûr encore. Mais ce n’est pas assez de savoir mourir. Es-tu décidé à savoir vivre ? Lorsque tu le vois, cet Arc de triomphe, et que tu te souviens de l’épopée de la Grande Armée, regrettes-tu de n’avoir pas dans tes cheveux le souffle héroïque des conscrits d’alors ?  Quand tu te souviens de la Restauration et des luttes du Romantisme, éprouves-tu la nostalgie de n’avoir pas, comme ceux d’Hernani, un grand drapeau littéraire à défendre ? Sens-tu, quand tu rencontres un des maîtres d’aujourd’hui, un Dumas, un Taine, un Leconte de Lisle, une émotion à penser que tu as là devant toi un des dépositaires du génie de la race ? Quand tu lis des livres, comme ceux que nous devons écrire lorsqu’il nous faut peindre les coupables passions et leur martyre, souhaites-tu d’aimer mieux que n’ont aimé les auteurs de ces livres ? As-tu de l’idéal, enfin, plus d’idéal que nous ; de la foi, plus de foi que nous ; de l’espérance, plus d’espérance que nous ? – Si c’est oui, donne-moi la main, et laisse-moi te dire : merci – Si c’est non ?...

Si c’est non ?... – Il y a deux types de jeunes gens que je vois devant moi à l’heure présente, et qui sont devant toi aussi comme deux formes de tentations, également redoutables et funestes. – L’un est cynique et volontiers jovial. Il a, dès vingt ans, fait le décompte de la vie, et sa religion tient dans un seul mot : jouir, - qui se traduit par cet autre : réussir. Qu’il fasse de la politique ou des affaires, de la littérature ou de l’art, du sport ou de l’industrie ; qu’il soit officier, diplomate ou avocat, il n’a que lui-même pour dieu, pour principe et pour fin. Il a emprunté à la philosophie naturelle de ce temps la grande loi de la concurrence vitale, et il l’applique à l’œuvre de sa fortune avec une ardeur de positivisme qui fait de lui un barbare civilisé, la plus dangereuse des espèces. Alphonse Daudet, qui a su merveilleusement le voir et le définir, ce jeune homme moderne, l’a baptisé struggle-for-lifer, - et lui-même, ce personnage s’appelle volontiers « fin de siècle ». Il n’estime que le succès, - et dans le succès que l’argent. Il est convaincu, en lisant ce que j’écris ici, - car il me lit comme il lit toutes choses, ne fut-ce que pour être « dans le train », - que je me moque du public en traçant ce portrait, et que moi-même je lui ressemble. Il est si profondément nihiliste à sa manière, que l’idéal lui paraît une comédie chez tout autre, comme il en serait, comme il en est une chez lui, quand il juge à propos, par exemple, de se grimer en socialiste, de mentir au peuple pour avoir ses votes. Ce jeune homme là, c’est un monstre, n’est-ce pas ? Car c’est être un monstre que d’avoir vingt-cinq ans et, pour âme, une machine à calcul au service d’une machine à plaisir. Je le redoute moins cependant pour toi que cet autre qui a, lui, toutes les aristocraties des nerfs, toutes celles de l’esprit, et qui est un épicurien intellectuel et raffiné, comme le premier était un épicurien brutal et scientifique. Ce nihiliste délicat, comme il est effrayant à rencontrer et comme il est abonde ! A vingt-cinq ans, il a fait le tour de toutes les idées. Son esprit critique, précocement éveillé, a compris les résultats derniers des plus subtiles philosophies de cet âge. Ne lui parlez pas d’impiété, de matérialisme. Il sait que le mot matière n’a pas de sens précis, il est d’autre part trop intelligent pour ne pas admettre que toutes les religions ont pu être légitimes à leur heure. Seulement, il n’a jamais cru, il ne croira jamais à aucune, pas plus qu’il ne croira jamais à quoi que ce soit, sinon au jeu amusé de son esprit qu’il a transformé en un outil de perversité élégante. Le bien et le mal, la beauté et la laideur, le vice et la vertu lui paraissent des objets de simple curiosité. L’âme humaine tout entière est, pour lui, un mécanisme savant dont le démontage l’intéresse comme un objet d’expérience. Pour lui, rien n’est vrai, rien n’est faux, rien n’est moral, rien n’est immoral. C’est un égoïste subtil et raffiné dont toute l’ambition, comme l’a dit un remarquable analyste, Maurice Barrès, dans son beau roman de l’Homme libre, - chef d’œuvre d’ironie auquel il manque seulement une conclusion, - consiste à « adorer son moi », à le parer de sensations nouvelles. La vie religieuse de l’humanité ne lui est que prétexte à ces sensations-là, comme la vie intellectuelle, comme la vie sentimentale. Sa corruption est autrement profonde que celle du jouisseur barbare ; elle est autrement compliquée, et le beau nom d’intellectualisme dont il la pare en dissimule la férocité froide, la sécheresse affreuse. Nous le connaissons trop bien, ce jeune homme-là ; nous avons tous failli l’être, nous que les paradoxes d’un maître trop éloquent ont trop charmés ; nous l’avons tous été un jour, une heure ; nous le sommes encore dans nos mauvais moments. Et si j’ai écrit ce livre, c’est pour te montrer enfant, enfant de vingt ans chez qui l’âme est entrain de se faire, c’est pour me montrer à moi-même ce que cet égoïsme-là peut cacher de scélératesse au fond de lui.

Ne sois ni l’un ni l’autre de ces deux jeunes hommes, jeune Français d’aujourd’hui. Ne sois ni le positivisme brutal qui abuse du monde sensuel, ni le sophiste dédaigneux et précocement gâté qui abuse du monde intellectuel et sentimental. Que ni l’orgueil de la vie, ni celui de l’intelligence ne fasse de toi un cynique et un jongleur d’idées ! Dans ce temps de conscience troublée et de doctrines contradictoires, attache-toi, comme à la branche de salut, à la phrase sacrée : »Il faut juger l’arbre par ses fruits. » Il y a une réalité dont tu ne peux pas douter, car tu la possèdes, tu la sens, tu la vis à chaque minute : c’est ton âme. Parmi les idées qui t’assaillent, il en est qui rende cette âme moins capable d’aimer, moins capable de vouloir. Tiens pour assuré que ces idées sont fausses par un point, si subtiles te semblent-elles, soutenues par les plus beaux noms, parées de la magie des plus beaux talents. Exalte et cultive en toi ces deux grandes vertus, ces deux énergies en dehors desquelles il n’y a que flétrissure présente et agonie finale : l’amour et la volonté. – La science d’aujourd’hui, la sincère, la modeste, reconnaît qu’au terme de son analyse s’étend le domaine de l’Inconnaissable. Le vieux Littré, qui fut presqu’un saint, a magnifiquement parlé de cet océan de mystère qui bat notre rivage, que nous voyons devant nous, réel, et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile. A ceux qui te diront que derrière cet océan de mystère il y a le vide, l’abîme du noir et de la mort, aie le courage de répondre : « Vous ne le savez pas … » Et puisque tu sais, puisque tu éprouves qu’une âme en toi travaille à ce que cette âme ne meure pas en toi avant toi-même. – La France a besoin que nous pensions tous cela, et puisse ce livre t’aider à le penser. N’y cherche pas, ce que tu n’y trouverais point, des allusions à de récents événements. Le plan en était tracé, et une partie en était écrite quand deux tragédies, l’une Française et l’autre Européenne sont venues attester qu’un même trouble d’idées et de sentiments remue à l’heure présente, de hautes et d’humbles destinées. Fais-moi l’honneur de croire que je n’ai pas spéculé sur des drames qui on fait souffrir, qui font souffrir trop de personnes. Les moralistes dont c’est le métier de chercher les causes rencontrent parfois des analogies de situations qui leur attestent qu’ils ont vu juste. Ils aimeraient mieux alors s’être trompés. Que je voudrais, moi, pour me citer en exemple, qu’il n’y eut jamais eu dans la vie réelle de personnages semblables, de près ou de loin, au malheureux Disciple qui donne son nom à ce roman ! Mais s’il n’y en avait pas eu, s’il n’y en avait pas encore, je ne t’aurais pas dit ce que je viens de te dire, jeune homme de mon pays, à qui je voudrais avoir été une fois bienfaisant, par qui je souhaite passionnément d’être aimé, - et de le mériter.

 

Paul Bourget  Paris 5 juin 1889"

Source : Le Disciple - (Librairie Plon)  -  La préface qui précède a été publiée en première du Figaro du 17 juin 1889, jour de sortie du roman chez Lemerre, signée du 5 juin 1889, elle était bien évidemment reprise dans le volume.                  

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 Mon commentaire :

Pourquoi donner en 2010, le texte de cette préface ? D’abord parce qu’elle est un document historique, il faut se souvenir que le roman qu’elle présente a été une sorte d’énorme pavé dans la mare. Dans un monde de l’art qui ne se souciait que de beauté et d’art, elle est venue poser un impératif moral. Ensuite parce qu’elle suit et s’inspire de la défaite de 1870 et de la guerre civile – selon le terme employé à juste titre par l’auteur. Enfin, parce qu’elle est, je crois, au moins témoin si ce n’est presque littérairement fondatrice de la formalisation d’un fractionnement qui durera longtemps dans la société française et que ce texte signé en 1889, aurait pu être repris en 1939 – je me fixe sur cette date pour arrondir – en fait un peu plus tard, c'est-à-dire soixante ans plus tard, par Pétain et ses adeptes. Même discours sur la faillite morale d’une société qui entraîne la faillite militaire d’un pays avec un détour du coté de la politique, sauf que, en 1889, Paul Bourget se livre à un tour de passe-passe parce que la faillite militaire est due … à un régime autoritaire totalement incompétent, et non à un régime démocratique honnis (1). De même quand l’auteur évoque « l’horrible » guerre civile, il devrait mettre au compte de la faction de la bourgeoisie qui lui plaît le grand massacre. Le bilan, l’horrible bilan en nombre de tués est parlant, une petite centaine au plus du coté de la Commune, dans tout le pays, quatre-vingt mille de l’autre ! Un vrai massacre, une des pires pages de l’histoire de France, œuvre d’une armée défaite qui massacre son peuple autant que de la bourgeoisie de la trouille. L’histoire ne va d’ailleurs, hélas, pas tarder à donner un cinglant démenti à Bourget, car le régime démocratique si calomnié, va se montrer plus ferme que les régimes impériaux auxquels il est confronté ou avec qui il est allié. Les trois empires en effet vont succomber quel que soit leur positionnement dans le conflit. L'opposition "immoralisme" - entendez fin de la morale catholique - défaite, fait donc long feu. Au contraire, ce sont les tenants de cette morale chrétienne, catholique qui iront bouffer dans la main de Hitler. Comme souvent, les crieurs de morale ne seront pas exemplaires - ce qui ne concerne pas personnellement Bourget.

Ce texte est également révélateur du véritable choc que fut la défaite de 1870. En effet, la défaite napoléonienne fut glorieuse, sans cette infâme connerie impériale des cent jours, la France était même à peine défaite. Les Français dans leur grande majorité ne ressentirent pas comme une défaite la disparition d’un tyran qui les avait saignés et qui aurait encore la sottise de remettre le couvert pour une équipée égoïste et malsaine, témoin, dans le texte de Bourget : « et que tu te souviens de l’épopée de la Grande Armée, regrettes-tu de n’avoir pas dans tes cheveux le souffle héroïque des conscrits d’alors ? » (2) Le premier Empire disparu d’abord de sa belle mort, d’épuisement, rejeté par un pays qui voulait vivre et s’épanouir. Il n’en est pas de même du second empire qui s’effondrera en pleine prospérité économique, riche et opulent, prêt à chevaucher des conflits qu’il était en réalité, politiquement, incapable de mener d’abord pour des raisons de cour.

Bourget est un partisan. La fracture morale qu’il met en scène n’est que le début d’un combat d’arrière garde qui s’est livré dans toute sa violence sous couvert de l’Affaire (Dreyfus). Il n’est pas que Pétain qui s’inscrira dans la foulée de ce texte, Mauriac, gaulliste mais catholique et peut-être pour cette raison, n’en est pas loin, lui qui dira que la cause de Dreyfus était juste mais que les dreyfusards n’étaient pas fréquentables, qu’ils avaient tort en paraissant avoir raison. Ce courant sera encore illustré par Daniel Halévy, pourtant Dreyfusard, qui publiera en 1903 dans les Cahiers de quinzaine de Charles Péguy un étonnant texte d’inspiration pour le moins douteuse : Histoire de quatre ans, 1997-2001 et qui se retrouvera tout naturellement du coté de Pétain en 1941.

Si l’on examine bien le texte d’ailleurs, on s’apercevra que Bourget flatte une jeunesse qu’il veut séduire. Il n’a aucune certitude sur ses orientations (3). Il n’y parviendra pas car la bourgeoisie au début du vingtième siècle, - fort différemment de ce qu’elle fera en 1939, avant guerre, - penchera pour la république, régime qui lui livre le pouvoir, elle l’a bien compris. Il faudra l’épouvantail que fut pour elle le Front Populaire, la force d’attraction des régimes fascistes et l’horreur du communisme menaçant, pour la faire basculer et trahir massivement jusqu’à véritablement saboter l’entrée en guerre en 1940.

Enfin et c’est je pense son principal mérite, ce texte révèle une hantise qui dépasse certainement le milieu bourgeois ultraconservateur dont l’auteur se fait le porte parole : le désir de revanche. Je ne pense pas que le peuple ait désiré la guerre de 14-18, mais dans la bourgeoisie et surtout la petite bourgeoisie, importante, ce sentiment était très fort. Des générations, les générations qui suivirent la défaite, furent élevées dans cette utopie meurtrière : la revanche. Ce sont ces gens qui ne supporteront pas la mise en cause de l’Etat-major lors de l’Affaire Dreyfus et qui, pour cette raison, paradoxalement, porteront en triomphe … l’authentique traître : Esterhazy. Cela seul, également, explique un Drieu la Rochelle élevé dans le même mythe, qui, lui aussi, avouera qu’il est bourgeois et que c’est cela – un choix de classe – qui le poussera vers le fascisme plutôt que vers le communisme, un fascisme d’ailleurs représenté pour lui comme pour beaucoup de Français, par un ex-communiste : Doriot. (Le goût des régimes forts dans cette génération issue de la guerre de 14-18 et des suivantes, étant cependant d’une autre origine, non nostalgique : l’expérience dure, horrible, de la guerre qui avait jeté les rescapés dans la religion de la force, cela favorisant la renaissance dans les fascismes des courants équivalents – seulement équivalents – au positionnement de Bourget en 1889.)

Je ne terminerai pas sans signaler un dernier aspect de portée plus limitée de ce texte : le parcours de son auteur, Paul Bourget. Ce texte marque son évolution de romancier et analyste de l’amour à romancier engagé. La pression des souvenirs de la cuisante défaite, de l’horreur de la guerre civile, version conservatrice – assassine pour tout dire en ce cas -, la montée du socialisme, forte vingt ans après 1870, m’apparaissent au-travers de ce texte, décisives. C’est certainement autour de cela que Bourget se construira dans les années qui suivirent, champion du conservatisme moral, un conservatisme qui ne volera vraiment en éclat qu’en 1968 et qu’essaieront de remettre en selle les très pétainistes Balladur et Sarkozy, sauf le talent qui leur fait défaut, ces deux là auraient pu signer un tel texte !

 

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(1) Je ne pense pas que cela soit une malhonnêteté de l’auteur, un acte partisan seulement. Il « oublie » l’origine réelle de la défaite, et juge le régime démocratique comme un obstacle aux velléités guerrières.

(2) On parle quand même, avec la campagne de Russie, de la plus calamiteuse équipée de l’Armée Française – en sa plus grande formation jamais alignée - qui s’est soldée par une véritable déroute.

(3) «  Que je voudrais savoir si tu penses comme nous ! Que je voudrais être sûr que tu n’es pas prêt à renoncer à ce qui fut le rêve secret, l’espérance consolatrice de chacun de nous, même de ceux qui n’en ont jamais parlé ! Mais non, j’en suis sûr … »

 

 Ferdinand Brunetière

Le Disciple, par M. Paul Bourget Paris 18S9 A. Lemerre. (D'après La Revue des Deux Mondes - texte reconstitué à partir de Gallica)

Les idées agissent-elles, ou n'agissent-elles pas, sur les mœurs ? Un poète, un auteur dramatique, un romancier surtout (qu'on lit et qu'on relit), un philosophe, un savant même, ne doivent-ils pas se regarder comme ayant un peu charge d'âmes ? Les « vérités » qu'ils proclament, – qui ne sont trop souvent que les erreurs de la veille ou les préjugés du lendemain, peuvent-ils les mettre à si haut prix que de n'avoir égard, en les répandant, ni au scandale qu'elles soulèveront, ni à ce qu'elles ébranlent d'autres « vérités » peut-être, ni aux conséquences qui en sortiront ? Ils n'écrivent, disent-ils, que pour eux-mêmes et pour quelques lecteurs triés. Mais, à travers l'espace et le temps, si leurs doctrines, une fois jetées dans le monde, y vivent, s'y développent, font enfin des disciples parmi cette foule obscure à laquelle, quoi qu'ils en disent, ils demandent au moins l'hommage de son admiration, n'en seront-ils pas tenus à bon droit pour comptables, responsables, et au besoin coupables ? Leur sera-t-il permis alors de plaider l'innocence de leurs intentions ? Les laisserons-nous dire qu'on les a mal compris en suivant leurs leçons ; qu'ils ne les ont données que pour n'être pas appliquées ; et qu'en démontrant, par exemple, que ne pouvons rien sur nous ni contre nos passions, cela signifiait en leur langue qu’il y faut résister tout de même ?

Telles sont les belles et grandes questions que M. Paul Bourget s'est proposées dans son Disciple ; qu'il a décidé dans un sens que peut-être n’attendaient pas tous les lecteurs de Mensonges ou de la Physiologie de l’amour moderne ; et que, pour notre part nous ne le félicitons guère moins  d’avoir décidé que d’avoir traité avec son talent ordinaire, mais dépouillé cette fois de toute affectation, de toute mièvrerie mûri par la méditation, et tout à fait égal à la portée du sujet. Le Disciple n’est pas seulement l’un des meilleurs romans de M. Paul Bourget : c’est aussi l’une de ses bonnes et de ses meilleures actions.

Mais n'est-il pas bien étonnant que l’on doive discuter de pareilles questions ? et cela seul n’est-il pas ce que l’on appelle un signe des temps ? Si l’on disait, en effet, non pas même à un romancier, mais à un philosophe, mais à un savant, à un physiologiste ou à un physicien, que leur science ou leur art, n’ayant rien de commun avec la vie, ne sont qu’une manière d’occuper leurs loisirs, à peine moins vaine que de collectionner des silex taillés ou des faïences patriotiques ; une inoffensive manie, comme de cracher dans les puits pour y faire des ronds, mais une manie, et, comme telle, plus digne d’indulgence ou de pitié que d'envie; ils se révolteraient ; et ils n’auraient pas tort. Leur prétention n’est pas seulement d’être lus, ou admirés ; elle est encore d'être crus, d'être suivis, d'étendre enfin parmi les hommes, avec le bruit de leur nom, la fortune, le triomphe, et l’autorité de leurs doctrines. Ils veulent aussi des places, ils veulent des titres, ils veulent des croix, mais ils veulent surtout des disciples, ils veulent des propagateurs ou des héritiers de leurs idées ; et même, quand par hasard ils ne veulent que cela, c'est alors que nous célébrons leur désintéressement. Cependant, si de leurs idées ; quelqu'un de leurs disciples, plus audacieux ou moins honnête, a tiré des conséquences qu'eux-mêmes, comme souvent il arrive n’avaient pas entrevues ni seulement soupçonnées ; si, tandis qu'ils établissaient démonstrativement, à ce qu'ils croient du moins, dans, le secret du laboratoire ou dans le silence du cabinet, des doctrines que les bourgeois appellent « subversives »,  quelque imprudent ou quelque maladroit les applique, et se réclame d'eux en les appliquant, ils se fâchent encore, ils s’étonnent sincèrement qu’une cause ait produit son effet, ils s'en indignent même, et, désavouant cette logique dont ils ont fait la règles de leurs raisonnements, ils se lavent impudemment les mains du mal qu’ils ont causé. Mais que plutôt ils songeraient, – n’était la vanité dont ils sont aveuglés,– que ce mal même est une preuve qu’ils se sont trompés en un point de leurs déductions ou en un endroit de leurs expériences ; que la « vérité » qu'ils croient avoir découverte n'est qu'une erreur plus subtile et plus orgueilleuse à la fois et qu'en vain ont-ils raisonné le mieux du monde, leurs conclusions doivent être fausses – puisqu'elles sont dangereuses.

Si cela est vrai même des savants, combien cela ne l'est-il pas plus encore des « penseurs » ou des philosophes ! Oh je sais bien, en le disant, de quelle étroitesse d'esprit je vais me faire accuser. Je le dirai pourtant. Fussiez-vous donc assuré que la « concurrence vitale » est la loi du développement de l'homme, comme elle l'est des autres animaux que la nature, indifférente à l'individu, ne se soucie que des espèces ; et qu'il n'y a qu'une raison ou qu'un droit au monde, qui est celui du plus fort, il ne faudrait pas le dire, puisque, de suivre ces « vérités » dans leurs dernières conséquences, il n'est personne aujourd’hui qui ne voie que ce serait ramener l’humanité à sa barbarie première. Fussiez-vous assuré que l'homme n'est pas libre, et, selon la forte expression de Spinosa, que, lorsqu'il croit l'être, « il rêve les yeux ouverts, » il ne faudrait pas le dire, puisque l'institution sociale et la morale entières reposent, comme sur leur unique fondement, sur l'hypothèse ou sur le postulat de la liberté. Mais le fait est, d'ailleurs, que de tout cela nous ne savons rien. Si la liberté n'est qu'une hypothèse, le déterminisme en est une autre, au nom de laquelle, par conséquent, on ne peut, sans manquer soi-même à la science, rien prescrire, ni conseiller, ni insinuer seulement qui ne réserve expressément les droits de l'hypothèse adverse. Quand il serait démontré que la concurrence vitale est la loi des espèces vivantes, il resterait à démontrer que l'homme est lui-même une espèce comme les autres ; – et c'est ce que l'on affirme autour de nous, dans les conseils municipaux, par exemple ; mais c'est ce que l'on est si loin d'avoir encore établi qu'il serait presque plus facile d'établir le contraire. Et ce qu'il faut maintenir en tout cas, comme une condition d'existence aussi nécessaire à l'homme qu'une certaine quantité de nourriture ou d'air respirable, c'est que c'est la morale qui juge les métaphysiques, attendu qu'une métaphysique n'est rien de plus qu'une recherche de l'origine, de la loi et de la fin de l'homme. Je suis fâché qu'il y ait parmi nous tant de métaphysiciens qui l'ignorent.

A peine ai-je l'air ici de parler d'un roman. Ces observations ne sont pourtant pas inutiles à l'intelligence du Disciple et je les ai crues même indispensables, si l'on en veut apprécier à son prix la valeur singulière, je dirais volontiers presque unique dans le roman contemporain. Car, il faut bien le redire encore, parmi les jeunes romanciers, l'auteur de Cruelle Énigme, de Crime d’amour ou de Mensonges n'a pas toujours cette facilité, cette abondance et cette originalité d'invention qui distingue les uns ; et, dans le Disciple même, on pourrait noter encore des ressouvenirs de Stendhal, de Balzac, de Dostoïevsky, de Rouge et Noir, de la Recherche de l’Absolu, de Crime et Châtiment. Il y a du Balthazar Claes dans son Adrien Sixte, comme il y a, dans son Robert Greslou, du Julien Sorel et du Raskolnikof. Quoi qu'il ait fait depuis dix ans pour s'affranchir de l'obsession du livre, et pour voir le monde avec ses yeux, je n'oserais affirmer non plus que M. Paul Bourget y ait tout à fait réussi. Ses personnages, beaucoup moins simples, – et plus vrais comme tels, – sont cependant moins « réels » que ceux de M. Daudet, par exemple, ou de M. Zola, qui ne se « tiennent » pas, mais qui sont, mais qui vivent, je ne sais trop comment. Et enfin, si j'ajoute que, dans le Disciple, l'intérêt se divise et pour ainsi dire hésite entre deux ou trois actions, qu'il s'attarde parfois, j'aurai, je pense, indiqué tout ce que l'on peut faire de critiques au roman de M. Paul Bourget. Mais ce qui n'appartient bien qu'à lui, en revanche, et ce que je ne vois guère aujourd'hui que lui qui puisse mettre dans le roman, c'est cette finesse et cette subtilité de psychologie, c'est cette connaissance des mobiles secrets des actions humâmes, c'est cette intelligence pénétrante et profonde des questions qu'il y traite. Lorsque M. Daudet, l’an dernier, dans son Immortel, qui de tous ses romans n’est pas le plus immortel, a voulu toucher de certaines questions, c'est être encore bien indulgent de dire qu'il eût mieux fait de n'y pas toucher. Quelques années auparavant, dans la Joie de vivre, quand M. Zola s'était avisé de rivaliser avec Schopenhauer, – dont on parlait beaucoup cette année-là, son ignorance avait paru plaisante et, dans un drame assez sombre, les prétentions philosophiques de l'auteur des Rougon-Macquart avaient mis un rayon de gaîté. Mais, dans le Disciple, comme dans tous ses romans, la supériorité de M. Paul Bourget éclate justement aux endroits où M. Daudet et M. Zola tombent au-dessous d'eux-mêmes. Il y est maître. Ces grandes idées dans l'expression desquelles ils bronchent, ils choppent, et finissent par demeurer empêtrés, lui, s'y meut avec une souplesse, avec une aisance, avec un plaisir que justifie la nouveauté des effets qu'il en tire. L'observation philosophique, la liaison des effets et des causes, des commencements et des suites, la description des « états d'âme, » - pour me servir ici de l'une des expressions qu'il a mises à la mode, – la lente et l'insensible modification de ces états eux-mêmes sous influence du dehors voilà son domaine, voilà ce qui fait l’intérêt du Disciple, et voilà pourquoi nous y avons appuyé tout d'abord. Aucun sujet n'était plus « analogue » à la nature du talent et de l'esprit de M. Paul Bourget ; et le Disciple n’est peut-être pas le « plus amusant » de ses romans, les femmes préféreront toujours Mensonges ou Crime d’amour – mais il en est le « plus fort »

Intelligent, vaniteux et malade, un jeune homme, Robert Greslou, nourri de la lecture et de la méditation des ouvrages d’Adrien Sixte, le profond auteur de la Psychologie de Dieu, de la Théorie des passions et de l'Anatomie de la volonté, est entré comme précepteur dans famille des Jussat-Randon. La famille, de Jussat est composée de cinq personnes le père, ancien ministre plénipotentiaire, malade imaginaire, tyran involontaire et inconscient des siens, la mère - bonne personne, d'ailleurs insignifiante ; un fils aîné, capitaine de dragons ; un fils plus jeune, l'élève de Robert Greslou ; et une jeune fille. Persuade que « toutes les âmes doivent-être considérées par le savant comme des expériences instituées par la nature, » – c'est une leçon de son maître, Robert Greslou forme le projet, dès qu'il a vu Charlotte de Jussat, de la séduire, pour essayer à la fois sur elle une étude physio-psychologique du mécanisme de l'amour, et sur lui-même la justesse de ses théories. Il est pris à son propre piège ; la nature l'emporte sur le calcul ; et l'instinct est plus fort que l'esprit de système. Comme d'ailleurs il est jeune, séduisant et intéressant, Charlotte, elle aussi, l'aime et se laisse aller dans ses bras, presque sans le vouloir, sous la seule condition qu'ils s'empoisonneront aussitôt pour mourir ensemble. Mais, l'amour de la vie, peut-être, et surtout l'amour de son amour se réveillant en Robert, la jeune fille tient la promesse qu'elle s'était faite et meurt, après avoir écrit à son frère, en lui remettant le soin de sa vengeance. Robert Greslou, arrêté sous l'inculpation d'assassinat de Mlle de Jussat, se renferme devant ses juges, et jusqu'en cour d'assises, dans un orgueilleux mutisme. Connaissant en effet la lettre de Charlotte, comme il sait que M. de Jussat a dans les mains la preuve qu'il n'a pas empoisonné sa sœur, il lui plaît, par son silence, de forcer - un peu de l'estime de l'homme dont il a misérablement déshonore le foyer. Il est vrai qu'entre temps il n'a pas négligé de faire parvenir sa confession entière à son « illustre maître, » le grand Adrien Sixte et bien lui en a pris, car, sans Adrien Sixte, le capitaine de Jussat,
après une hésitation douloureuse, le laisserait monter à l'échafaud. Mais le capitaine de Jussat se décide à parler ; sa déposition entraîne l'acquittement immédiat de Robert Greslou et c'est le capitaine lui-même qui venge de sa main la honte et la mort de sa sœur en exécutant Robert Greslou d'un coup de pistolet.


Ce qu'il y a de fâcheux dans ces sortes d'analyses d'un beau roman ou d'un vrai drame, c'est qu'en n'en donnant que les lignes les plus générales, on trahit, à vrai dire, l'auteur dramatique ou le romancier. Si, par exemple, on a pu, dans ces quelques lignes, entrevoir le caractère original et pur, vivant, et romanesque de Charlotte de Jussat, on ne le connaît cependant pas ; et si je dis que M. Paul Bourget n'en avait pas encore tracé de plus vrai ni de plus « sympathique, » il faudra qu'on m'en croie sur parole. Mais c'est surtout le principal personnage, Robert Greslou, en qui je n'ai pu ou je n'ai su montrer que le gredin vulgaire dont il diffère autant pourtant que d'un simple et naïf honnête homme. I1 y a en effet, deux êtres en lui, l’un qui pense et l’autre qui vit, l’un qui agit et l’autre qui l'observe, l’un pour qui Charlotte n'est qu’un sujet d’expérience et l'autre qui l’adore ; et en faire en  passant la remarque, - s'il peut bien procéder du Julien Sorel de Stendhal et du Raskolnikof de Dostoïevsky, c'est par là qu'il cesse de leur ressembler. Sauf en un deux points, où l'on dirait que les fils s’embrouillent, M. Paul Bourget n'a nulle part fait preuve de plus de dextérité que dans la composition de ce rare caractère. Et encore, là où les fils s'embrouillent, n'oserai-je assurer que ce ne soit exprès. Si perspicaces qu'on les suppose, n'y a-t-il pas, en effet, des moments où les Robert Greslou ne voient plus clair en eux-mêmes ? Et quels sont ces moments sinon justement ceux où leur personnage artificiel, et le personnage naturel qu'en dépit de tout ils sont demeurés par-dessus, se pénétrant l'un l'autre, se rapprochent, se mêlent, et se confondent en un tout indivisible.

Quelle est maintenant la part d'Adrien Sixte, du théoricien de la volonté et des passions, dans le crime de son élève ? Car, en fait de crimes, et pour n'être pas justiciables des lois, on en imaginerait malaisément de plus odieux que celui de Robert Greslou. Les plus odieux de tous les crimes, - il y a longtemps que Kant a dit quelque chose de semblable, - ce sont ceux qui, d'une fin qu'elle est pour elle-même, transforment l'âme humaine en un moyen pour la satisfaction de la perversité d'autrui. Vainement donc Adrien Sixte se débat contre l'évidence. « Rejeter sur une doctrine la responsabilité de l'interprétation absurde qu'un cerveau mal équilibré donne à cette doctrine, c'est à peu près comme si on reprochait au chimiste qui a découvert la dynamite les attentats auxquels cette substance est employée. C'est un argument qui ne compte pas. » Ainsi réponde-il au juge d'instruction qui l'interroge sur la nature de ses rapports avec Robert Greslou. Mais quand il à lu la confession du misérable, il est bien forcé de s'avouer que « ce caractère déjà dangereux par nature a rencontré dans ses doctrines, à lui, comme un terrain où se développer dans le sens : de ses pires instincts. » Et quand il est mort, ce fatal disciple, « l’implacable et puissant Maître, » sentant sa pensée pour la première fois impuissante a le soutenir, est bien obligé de « s'humilier, » de « s'incliner, »  de « s’abîmer devant l'e mystère impénétrable de la destinée. » N’est-ce là peut-être qu'un instant de faiblesse ? Non ; si l’orgueil l’empêche d'avouer, du moins il a senti la contradiction intérieure de ses doctrines ; et, puisqu'il n'a pas eu le courage d'aller jusqu'à la rétractation, essayons de montrer pour quelles raisons Adrien Sixte est responsable du crime de Robert Greslou.

C'est qu'il y a des limites à l'audace de la spéculation philosophique ; et, sans parler de celles que nous devrions trouver dans l'absolue certitude où nous sommes de ne jamais résoudre l'énigme du monde, on en trouve d'autres et de plus prochaines dans la nécessité de l'institution sociale pour assurer la perpétuité de l'espèce et l'avenir de l'humanité. Nous n'avons pas le droit de croire, par exemple, « que la théorie du bien et du mal n'ait d'autre sens que de marquer un ensemble de conventions quelquefois utiles, quelquefois puériles. » Car, d'abord, ce sophisme, nous ne pouvons pas le démontrer, ni seulement le soutenir, sans appeler notre aide et faire intervenir dans nos raisonnements des hypothèses métaphysiques, sur la nature de l'homme ou sur l'inexistence de Dieu, lesquelles, par définition, échappent aux prises de la certitude. Mais, si nous le démontrions, nous n'aurions rien prouvé que la souplesse de notre intelligence et la subtilité de notre dialectique, puisque « la société ne peut pas se passer de la théorie du bien et du mal, » et que nous ne savons pas, que nous ne pouvons pas imaginer seulement ce que c'est que l'homme en dehors de la société. Avant tout et par-dessus tout, depuis six mille ans que nous nous connaissons,  – et même beaucoup moins, –  quelque supposition qu'il nous plaise d'adopter sur nos origines animales, avant d'être faits pour penser, avant de l'être pour rêver, avant presque de l'être pour vivre, nous sommes faits, l'homme est fait pour vivre en société. La conséquence n'est-elle pas bien claire ? Toutes les fois qu'une doctrine aboutira par voie de conséquence logique à mettre en question les principes sur lesquels la société repose, elle sera fausse, n'en faites pas de doute ; et l'erreur en aura pour mesure de son énormité la gravité du mal même qu'elle sera capable de causer à la société. Ni la physique, ni la chimie, ni la physiologie ne peuvent rien là-contre ; encore bien moins l'histoire naturelle ou l'anthropologie, qui ne sont pas des sciences, qui aspirent seulement à l'être, qui ne sont en attendant que des recueils de faits auxquels peut-être dans cinq cents ans on s'étonnera que nous ayons pu croire. Mais dans cinq cents ans, et dans mille ans, et dans dix mille ans, la société existera toujours, ou bien c'est que l'espèce humaine aura disparu de la surface du globe.

Là, peut-être, depuis cent ans, est la grande erreur du siècle. En tout et partout, dans la morale, comme dans la science, et comme dans l'art, on a prétendu ramener l'homme à la nature, l'y mêler ou l'y confondre, sans faire attention qu'en art, comme en science, et comme en morale, il n'est homme qu'autant qu'il se distingue, qu'il se sépare, et qu'il s'excepte de la nature. En voulez-vous la preuve ? II est naturel que la loi du plus fort ou du plus habile règne souverainement dans le monde animal ; -mais, précisément, cela n'est pas humain. II est naturel que le chacal ou l'hyène, que l'aigle ou le vautour, pressés de la faim, obéissent à l'impulsion de leur ventre et de leur férocité ; –mais, précisément cela n'est pas humain. Il est que le « roi du désert » le « sultan de la jungle » promènent leurs fantaisies amoureuses de femelle en femelle et disputent leurs plaisirs aux enfants de leur race ; mais précisément, cela n'est pas humain. Il est naturel qu'entre deux brutes acharnées sur la même proie, ce soit la brutalité qui décide, et non pas la justice, encore moins la pitié ; - mais, précisément, cela n'est pas humain. Il est naturel que chaque génération, parmi les animaux, étrangère à celle qui l'a précédée dans la vie, le soit également à celle qui la suivra – mais, précisément, cela n'est pas humain. Personne peut-être ne l'a mieux vu ni mieux dit que ce Voltaire, dont je ne craindrai pas de répéter après tant d'autres, qu'il avait le regard si lucide, quand la passion ne le brouillait pas, et le bon sens parfois si profond. C'est dans un de ses pamphlets de Ferney qu'il introduit un Anglais, auquel il fait tenir ce langage :

« N'est-il pas vrai que l'instinct et le jugement, ces deux fils aînés de la nature, nous enseignent à chercher en tout notre bien-être, et à procurer celui des autres, quand leur bien-être fait le nôtre évidemment ... Ceux qui fourniront le plus de secours à là société seront donc ceux qui suivront la nature de plus près. Ceux qui inventeront les arts (ce qui est un grand don de Dieu), ceux qui proposeront des lois (ce qui est infiniment plus aisé), seront donc ceux qui auront le mieux obéi à la loi naturelle. Donc, plus les arts seront cultivés et les propriétés assurées, plus la loi naturelle aura été observée. Donc, lorsque nous convenons de payer trois schellings en commun par livre sterling, pour jouir plus sûrement des dix-sept autres schellings quand nous n'épousons qu'une seule femme par économie, et pour avoir la paix dans la maison quand nous tolérons (parce que nous sommes riches) qu'un archevêque ait douze mille pièces de revenu pour soulager les pauvres, pour prêcher la vertu, s'il sait prêcher, pour entretenir la paix dans le clergé, nous ferons plus que de perfectionner la loi naturelle, nous allons au-delà du but mais le sauvage isolé et brut (s'il y a de tels animaux sur la terre, ce dont je doute fort), que fait-il du matin au soir, que de pervertir la loi naturelle en étant inutile à lui-même et à tous les hommes ?.. Une abeille qui ne ferait ni miel ni cire, une hirondelle qui ne ferait pas son nid, une poule qui ne pondrait jamais, corrompraient leur loi naturelle, qui est leur instinct. Les hommes insociables corrompent l'instinct de la nature humaine. »

C'est à Rousseau que Voltaire lançait ce dernier trait, ou plutôt c'est contre Rousseau, contre l'auteur du Discours sur l’Inégalité qu'il dirigeait tout ce passage. Et, en effet, de beaucoup d'idées fausses que ce redoutable déclamateur a jetées dans le monde, s'il y en peu de plus dangereuses, il n'y en a pas beaucoup aussi qui y aient fait une plus grande fortune que celle de la bonté de la nature. Mais aujourd'hui, mieux informés que nous sommes, il serait temps enfin de rompre avec ce paradoxe et, si tout ce qui s'enveloppe sous le nom de civilisation est proprement une conquête de l'homme sur la nature, il serait temps de comprendre que retournera la nature, ce serait retourner à l'animalité. En voyez-vous la nécessité ? c'est-à-dire ne trouvez-vous pas qu'il y ait encore assez dans nos veines du sang de ce gorille dont on veut que nous soyons descendus ? Mais heureusement que tout en nous s'y oppose et nous l'interdit. Vivre dans le pré sent comme s'il n'existait pas, c'est-à-dire comme s'il n'était que la continuation du passé et la préparation de l'avenir, voilà ce qui est humain – et il n'y a rien de moins naturel. Par la justice et par la pitié, compenser ce que la nature, imparfaitement vaincue, laisse encore subsister d'inégalité parmi les hommes, voilà ce qui est humain ; - et il n'y a rien de moins naturel. Bien loin de les relâcher, resserrer au contraire les liens du mariage et de la famille, sans lesquels il n'est pas plus possible à la société de vivre qu'à la vie même de s'organiser sans la cellule, voilà ce qui est humain; - et il n'y a rien de moins naturel. Sans essayer de détruire les passions, leur apprendre à se modérer, et au besoin les y obliger, voilà ce qui est humain et il n'y a rien de moins naturel. Et sur les ruines enfin du culte superstitieux et lâche de la force, établir, si nous : le pouvons, la souveraineté de la justice, voilà toujours ce qui est humain ; et, plus que jamais, voilà ce qui n'est pas naturel.

Que l'on ne vienne donc plus nous parler de ce que l'on appelle avec emphase les droits du transcendantalisme, et les titres imprescriptibles de la « vérité. » Car de quelle « vérité » s'agit-il ? et de qui se moque-t-on ici ? La « vérité, » c'est d'être hommes, d'abord et si nous ne le sommes qu'autant que nous nous distinguons de l'animal, qu'est-ce que les lois de la « nature, » la « concurrence vitale » ou la « sélection naturelle ont de commun avec nous? Sont-ce des lois seulement ? Savons-nous si demain peut-être elles n ~auront pas rejoint dans les profondeurs de l'oubli les « tourbillons » du cartésianisme, ou les « quiddités » de la scolastique ? Et, alors même qu'elles seraient démontrées vraies de tout ce qui nous entoure, qui répondra que leur effort ne vienne pas expirer au seuil de l'institution sociale, puisque celle-ci périrait de leur triomphe, et que sa raison d'être, sa cause première et sa cause finale, est de nous en affranchir et de leur résister ? Si la loi du déterminisme était universelle, la société ne subsisterait pas, elle : se désagrégerait, les morceaux même ne s'en pourraient rejoindre, pas plus que la vie ne saurait renaître dans un organisme où les forcés physico-chimiques ont recouvré leur empire sur le pouvoir mystérieux qui les tenait en échec ? N'est-ce pas une preuve que, si le déterminisme est la loi de la nature, il n’est pas celle de l’humanité ? que l’homme lui-même, quoiqu’on puisse en dire, n'est pas compris sous la définition de l’animal ? que si l’on peut bien faire de son animalité la base physique de sa nature, son humanité ne commence qu'au point précis où quelque chose de différentiel et d’unique s’ajoute à cette animalité pour en changer le caractère ? et que par conséquent, du physique au moral, de l’animal à l'homme, du polype aux sociétés, en concluant du même au même, on tombe dans l’un des pires sophismes où la pensée d’un métaphysicien se puisse laisser entrainer par le mirage des idées pures, la séduction des grandes synthèses, et l’ivresse de l'unité.


Je m'étonne de mon audace ; - et si jamais ces pages doivent passer sous les yeux du « maître, de l'illustre Adrien Sixte lui-même, je l'entends qui ricane de mépris, à moins qu'il ne me taxe, en haussant les épaules, de «lâcheté, » « d'impertinence, »'et de « mauvaise foi. » Ainsi, souvent, en usent avec ceux qui se déclarent moins convaincus qu'eux-mêmes de l’évidence de leurs démonstrations, ces grands amis de la « vérité ; » et après tout, cela même n’est-il pas une assez belle preuve de la sincérité de leurs convictions ? Mais quoi ? dans sa philosophie, l’auteur de la Théorie des Passions et de l’Anatomie de la volonté n'en a pas moins oublié que, ni le mot de « volonté » ni celui de « passions » n’ayant de sens hors de l'homme, il faisait de la morale, et non pas de l'histoire naturelle, encore bien moins de la mécanique ou de la géométrie transcendantes. En enseignant à Robert Greslou « qu'il n'y a pour le philosophe ni crime ni vertu, et que nos volitions ne sont que des faits d'un certain ordre régis par de certaines lois, » il lui a dit tout simplement ce que nos maîtres facétieux nous disaient jadis au collège, « qu'il n’était point défendu de fumer, mais seulement de se laisser prendre. »  En lui répétant avec Spinosa « que la pitié chez un sage qui vit d'après la raison est mauvaise et inutile, » il lui a tout simplement appris, en s'exceptant lui-même de l'humanité, à ne se servir de ses semblables que comme d'instruments ou de victimes de ses passions. Et en le débarrassant enfin du remords « comme de la plus-niaise des illusions humaines » – Spinosa, dans son Ethique a dit, encore quelque chose de cela, il l’a rendu prêt à tout ce que peuvent soulever de criminels désirs dans un jeune homme de vingt ans la fougue de l'âge, la médiocrité de sa condition, le besoin de parvenir et la fausse conscience de sa supériorité !

Ce ne sont pas, on le voit, de petites questions, que M. Paul Bourget a traitées dans son Disciple et ce ne sont non plus des questions inutiles. Ce sont des questions actuelles, s'il en fut, et-ce sont, comme telles, des questions qu'il faut bien qu’on discute. Mais si j'ai taché de montrer avec quelle franchise et quelle loyauté, quel courage intellectuel M. Paul Bourget les avait abordées, je crains de n'avoir pas assez dit peut-être avec quelle précision de langage philosophique et quelle sévérité de style il les a traitées. Autant d'ailleurs qu'en précision, sa manière, dans le Disciple, a gagné en largeur. S'il n'y a plus ici de ces obscurités qui nous gâtaient quelques pages d'André Cornélis, il n'y a plus trace, même dans les entretiens de Charlotte de Jussat et de Robert Greslou, de ce marivaudage parfois brutal qui gênait encore !a lecture dans Mensonges ou dans Crime d’Amour. La forme ici vaut le fond ; l'écrivain n'est pas au-dessous du psychologue ou de l'analyste. Et si seulement M. Paul Bourget avait allégé le Disciple de quelques scènes d'un comique assez vulgaire ou assez malheureux, s'il avait eu le courage de sacrifier Mlle Trapenard, et le « père Carbonnet, » je ne vois pas trop où la critique se pourrait prendre. A-t-il voulu la dépister ? et, en l'adressant au concierge de la rue Guy-de-la-Brosse, la détourner du cas d'Adrien Sixte et de Robert Greslou ?

Enfin les milieux, puisque milieux il y a, ne sont pas moins bien observés que les personnages, ni moins fidèlement rendus et, plus brièvement, plus discrètement décrits, je les trouve aussi plus réels. Tels sont la rue Guy-de-Ia-Brosse, et le quartier du Jardin-des-Plantes, où M. Paul Bourget a logé son philosophe, et dont on dirait une esquisse de Balzac, plus nette et moins chargée. Oh ! le Père Goriot et la description classique de la pension Vauquer, de quelles descriptions ils auront enrichi la topographie de Paris ! Mais je préfère encore quelques paysages d'Auvergne que M. Paul Bourget, de ci, de là, ne s'est pas refusé le plaisir de jeter dans la confession de son abominable Greslou. Non-seulement le poète qu'il fut lui-même, qu'il est toujours, s'y retrouve, mais l'homme n’en est jamais absent, et les sentiments, les idées mêmes s'y déploient en s'y harmonisant. Ce ne sont pas des morceaux que l'on puisse ôter de leur place, des tableautins à la Daudet, des pans de murailles à la Zola c'est autre chose, de moins puissant peut-être, ou de moins pittoresque, de moins spirituel, mais, en revanche, de plus subtil et de plus pénétrant. Je note encore, dans cette même confession, de jolies descriptions de la vie de château, dépouillées, elles aussi, pour la première fois, de tout cet appareil de meubles et de bibelots dont M. Bourget encombrait volontiers ses salons ; et j'aurais terminé si je ne tenais à dire quelques mots auparavant de a préface du Disciple.

Elle est curieuse, cette Préface ; elle est surtout significative ; et sans en chicaner la forme, qui pourrait être un peu plus simple, je n'en retiens que le fond, avec une satisfaction dont on me permettra de dire brièvement les motifs. C'est qu'après avoir été traité dix ans de « philistin » ou de « bourgeois » par les dilettantes de la jeune critique, – on est un jeune critique aussi longtemps qu'on traite ridiculement les choses sérieuses, et gravement les choses futiles, – il m'est doux de les voir venir eux-mêmes à ce qu'ils trouvaient en moi de plus « bourgeois » et de « plus philistin. » - « II croit à la nécessité d'un certain optimisme, disait l'un d'eux, ou du moins de la sympathie pour les misères et les souffrances de l'humanité ... Est-il nécessaire d'avoir de la sympathie morale pour ce qu'on peint ? Il me semble bien que le principal est de faire des peintures vivantes, et que c'est même le tout de l'art, le reste étant forcément autre chose : morale, religion, métaphysique. » Mais voici, tout récemment, et sans presque y songer, ce que lui répondait un plus jeune « La vie est intéressante, parce qu'elle est remplie d'une pitié sans fond. Tandis que nos romans réalistes n'expriment, en somme, que la mauvaise humeur où nos fades romans romanesques ont mis un lecteur sensé, les observateurs Russes ont une opinion sur les hommes,… et cette opinion, c'est que nous sommes, avant tout, dignes de miséricorde. Enfin, Dieu soit loué nous voilà délivrés de toute cette littérature. Nous voyons clair ! La vie a une valeur en soi. La bonté a une majesté supérieure à l’art. Je laisserai d’ailleurs M. Paul Desjardins débattre là-dessus avec M. Jules Lemaître ; et il me suffira, pour ma part, que les œuvres traduisent quelque chose de cette « sympathie, » – qu'il me semblait seulement qu'avant l'auteur d'Anna Karénine, celui d’Adam Bede et celui de David Copperfield avaient assez bien exprimée. Je me reprocherais de n'y pas joindre l'auteur des Idées de Mme Aubray et de la Femme de Claude.

Je ne saurais donc trop féliciter M. Paul Bourget, qui, d'ailleurs, tout disciple qu'il soit ou qu'il se soit cru jadis de Stendhal, de Baudelaire et de Flaubert, n'a jamais affecté l'attitude d'un observateur ironique et méprisant de la vie, d'avoir parlé, comme il l'a fait dans cette Préface, du dilettantisme ou du dandysme littéraire. Sans doute, l'auteur dramatique ou le romancier ne sont pas des prédicateurs de morale. On ne leur demande pas des apologues ou des paraboles, et il n'est pas indispensable que leur roman ou leur drame finisse par une citation de l'Évangile. On n'exige pas d'eux qu'ils exercent leur art comme un sacerdoce. On ne leur demande pas, puisque l'humanité n'est pas toujours belle à voir, de la déguiser, de la masquer, de l'altérer pour la peindre, ni seulement de faire un choix parmi les spectacles que la réalité leur propose. Mais on les prie de se souvenir que, sans perdre jusqu'à sa raison d'être, leur art ne saurait se séparer d'avec la vie. On leur rappelle encore que les idées sont au moins des commencements d'actes ; que, par conséquent, ils n'écrivent rien qui ne touche à là conduite, c'est-à-dire à la morale ; et qu'en vain se défendraient-ils de nous donner des leçons, les exemples qu'ils nous mettent aux yeux sont toujours des conseils, des insinuations, ou des suggestions. Allons plus loin : tout ce qu'ils expliquent, ils l'excusent, dès qu'en le représentant ils ne le condamnent point ; et tout ce qu'ils ne condamnent point, c'est comme s'ils disaient, non pas peut-être qu'ils l'approuvent, mais à tout le moins qu'ils le trouvent naturel et indifférent. Et on les conjure enfin, pour l'honneur des lettres, de ne pas considérer leur art comme un baladinage et de ne point se traiter eux-mêmes comme de simples amuseurs publics, puisqu'ils croiraient qu'on les insulte eux-mêmes si l'on leur en donnait le nom.


Pour nous, si le roman, puisqu'aussi bien il se transforme, doit en effet sortir un jour du bas naturalisme dans lequel il sera demeuré quinze ou vingt ans embourbé, ce n'est pas d'une autre manière qu'il s'en dégagera, ni par une autre voie. La sympathie, nécessaire à la société ne l'est pas moins à l’art : elle le devient même chaque jour davantage. Entre autres symptômes qui donnent lieu d'espérer que l'on commence d'en sentir le prix, la Préface du Disciple et le roman lui-même de M. Paul Bourget ne sont pas l’un des moindres. Déjà l'année dernière, nous avions plaisir à noter une modification de la même nature dans le talent de M. de Maupassant, qui plus il avance, plus il devient humain. L'autre jour enfin, à l'Académie française, M. de Vogué, dans un beau discours, s'appuyait, sans le dire, de ce roman russe dont il a été chez nous l'éloquent introducteur pour exprimer les mêmes espérances. Ce n'était pas le roman seulement, c'était toute la littérature qu'il aimait à nous montrer renouvelée, rajeunie, recréée par la sympathie. A quelles conditions ces espérances se réaliseront-elles ? J'essaierai bientôt de le préciser.                     Haut de page

 

 Anatole France : La Morale et la Science. M. Paul Bourget

Le Temps 23 juin, 7 juillet et 8 septembre 1889

 I

M. Paul Bourget a une qualité d’esprit fort rare chez les écrivains voués aux œuvres d’imagination. Il sait enchaîner les idées et conduire très longtemps sa pensée dans l’abstrait. Cette qualité est sensible, non seulement dans ses études critiques, mais aussi dans ses romans et même dans ses vers lyriques. Par le tour général de l’intelligence, par la méthode, il se rattache à l’école de M. Taine, pour qui il professe une juste admiration, et il n’est pas sans quelque parenté intellectuelle avec M. Sully Prudhomme son aîné dans la poésie.

Mais il s’en faut qu’il ait dédaigné, comme le poète du Bonheur, le monde des apparences. Il a paru curieux, au contraire, de toutes les formes et de toutes les couleurs changeantes que revêt la vie à nos yeux. Et ce goût d’unir le concret à l’abstrait est si bien dans sa nature que, tout jeune, il le laissait voir dans ses conversations avant de le montrer dans ses livres. Nous sommes cinq ou six à garder dans les souvenirs de notre première jeunesse ces entretiens du soir, sous les grands arbres de l’avenue de l’Observatoire, ces longues causeries du Luxembourg auxquelles Paul Bourget, presque adolescent encore, apportait ses fines analyses et ses élégantes curiosités. Déjà partagé entre le culte de la métaphysique et l’amour des grâces mondaines, il passait aisément dans ses propos de la théorie de la volonté aux prestiges de la toilette des femmes, et faisait pressentir les romans qu’il nous a donnés depuis. Il avait plus de philosophie qu’aucun de nous et l’emportait communément dans ces nobles disputes que nous prolongions parfois bien avant dans la nuit.

Que de fois nous avons reconstruit le monde, dans le silence des avenues désertes, sous l’assemblée des étoiles ! Et maintenant, ces mêmes étoiles entendent les disputes d’une nouvelle jeunesse qui construit l’univers à son tour. Ainsi les générations recommencent à travers les âges les mêmes rêves sublimes et stériles. Il y a dix-huit ans, j’ai déjà eu l’occasion de le dire ici, nous étions déterministes avec enthousiasme. Il ya avait bien parmi nous un ou deux néo-catholiques. Mais ils étaient pleins d’inquiétude. Au contraire, les fatalistes déployaient une conscience sereine qu’ils n’ont pas gardée, hélas ! Nous savons bien aujourd’hui que ce roman de l’univers est aussi décevant que les autres, mais alors les livres de Darwin étaient notre bible ; les louanges magnifiques par lesquelles Lucrèce célèbre le divin Epicure nous paraissaient à peine suffisantes pour glorifier le naturaliste anglais. Nous disions, nous aussi, avec une foi ardente : « Un homme est venu qui a affranchi l’homme de ses vaines terreurs. » Je ne puis me défendre de rappeler une fois encore ces visites généreuses que, notre Darwin sous le bras, nous faisions à ce vieux jardin des Plantes où M. Paul Bourget promène avec complaisance le héros de son nouveau roman le philosophe Adrien Sixte. Pour moi, je pénétrais comme en un sanctuaire dans ces salles du Muséum encombrées de toutes les formes organiques, depuis la fleur de pierre des encrines et les longues mâchoires des sauriens primitifs jusqu’à l’échine arquée des éléphants et à la main des gorilles. Au milieu de la dernière salle s’élevait une Vénus de marbre, placée là comme le symbole de la force invisible et douce par laquelle se multiplient les toutes races animées. Qui me rendra l’émotion naïve et sublime qui m’agitait alors devant ce type délicieux de la beauté humaine ? Je la contemplais avec cette satisfaction intellectuelle que donne la rencontre d’une chose pressentie. Toutes les formes organiques m’avaient insensiblement conduit à celle-ci, qui en est la fleur. Comme je m’imaginais comprendre la vie et l’amour ! Comme sincèrement je croyais avoir surpris le plan divin ! M. Paul Bourget, dans sa maturité précoce, n’avait pas de ces illusions. Mais il était tout en Spinosa. Si je me laisse aller au charme de ces souvenirs, si je vante les splendeurs de cette vie pauvre et libre, si je remonte ainsi le courant précipité des dix-huit années, on m’excusera, car j’y trouve déjà les germes et la semence des idées qui, mûries lentement, forment le nouvel ouvrage de M. Paul Bourget.

L’existence paisible de M. Adrien Sixte, décrite dans le premier chapitre, rappelle par plus d’un trait, la vie de Spinosa racontée par Jean Colérus dont M. Bourget aimait jadis à nous citer des pages :

Il loua sur le Pavilioengrogt une chambre chez le sieur Henri Van der Spyck, où il prit soin lui-même de se fournir de ce qui lui était nécessaire et où il vécu à sa fantaisie d’une manière fort retirée.

Il est presque incroyable combien il a été sobre pendant ce temps-là et bon ménager … Il avait grand soin d’ajuster ses comptes tous les quartiers, ce qu’il faisait afin de ne dépenser justement ni plus ni moins que ce qu’il avait à dépenser chaque année …

Sa conversation était douce et paisible. Il savait admirablement bien être le maître de ses passions. On ne l’a jamais vu ni fort triste ni fort joyeux. Il savait se posséder dans sa colère, et dans les déplaisirs qui lui survenaient, il n’en paraissait rien au dehors ; au moins, s’il lui arrivait de témoigner son chagrin par quelque geste ou par quelques paroles, il ne manquait pas de se retirer aussitôt, pour ne rien faire qui fût contre la bienséance. Il était d’ailleurs fort affable et d’un commerce aisé, parlant souvent à son hôtesse, particulièrement dans le temps de ses couches.

Pendant qu’il restait au logis, il n’était incommode à personne ; il y passait la meilleure partie de son temps tranquillement, dans sa chambre. Il se divertissait quelquefois à fumer une pipe de tabac. Ou bien, lorsqu’il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble.

Ces traits sont touchants, parce qu’ils montrent la simplicité d’un très grand homme. M. Paul Bourget nous représente M. Adrien Sixte comme un Spinosa français de notre temps :

Il y avait quatorze ans que M. Sixte, au lendemain de la guerre, était venu s’établir dans une de ces maisons de la rue Guy-de-la-Brosse … Il occupait un appartement de sept cents francs de loyer, situé au quatrième étage … Dès son arrivée, le philosophe avait demandé simplement au concierge une femme de charge pour ranger son appartement et un restaurant d’où il fit venir ses repas … Eté comme hiver, M. Sixte s’asseyait à sa table dès six heures du matin. A dix heures, il déjeunait, opération sommaire et qui lui permettait de franchir à dix heures et demie la porte du Jardin des Plantes … Un de ses plaisirs favoris consistait dans de longues séances devant les cages des singes et la loge de l’éléphant. (Le Disciple pages 7, 11, 16, etc.)

Ce bonhomme est un des grands penseurs du siècle. Il a exposé la doctrine du déterminisme avec une puissance de logique et une richesse d’arguments que Taine lui-même et Ribot n’avaient point atteintes.

M. Bourget nous donne le titre des ouvrages dans lesquels il expose son système. C’est l’Anatomie de la volonté, la Théorie des passions et la Psychologie de Dieu. Bien entendu, ce dernier titre signifie, dans sa concision presque ironique : « Etude sur les divers états d’âme dans lesquels l’idée de Dieu a été élaborée. » M. Sixte ne suppose pas un seul instant la réalité objective de Dieu. L’absolu lui semble un non sens, et il ne l’admet pas même à l’état d’inconnaissable. C’est là un des traits caractéristiques de sa philosophie. Son plus beau titre comme psychologue « consiste dans un exposé très nouveau et très ingénieux des origines animales de la sensibilité humaine. » Voilà, qui nous ramène à ces salles de zoologie comparée où je vous entrainerai tout à l’heure comme dans un temple, devant cette Vénus, métamorphose suprême de l’innombrable série des forces aimantes. M. Sixte nous soumet à la nécessité avec une rigueur inexorable. Il tient la volonté pour une illusion pure : « Tout acte, dit-il, n’est qu’une addition. Dire qu’il est libre, c’est dire qu’il y a dans un total plus qu’il n’y a dans les éléments additionnés. Cela est aussi absurde en psychologie qu’en arithmétique. »

Et ailleurs :

« Si nous connaissions vraiment la position relative de tous les phénomènes qui constituent l’univers actuel, nous pourrions dès à présent, calculer avec une certitude égale à celle des astronomes le jour, l’heure, la minute, où l’Angleterre, par exemple, évacuera les Indes, où l’Europe aura brûlé son dernier morceau de houille, où tel criminel, encore à naître, assassinera son père, où tel poème, encore à concevoir, sera composé. L’avenir tient dans le présent comme toutes les propriétés du triangle tiennent dans sa définition. »

Une telle philosophie ne saurait admettre la réalité du bien et du mal, du mérite et du démérite.

« Toutes les âmes, dit Adrien Sixte, doivent être considérées par le savant comme des expériences instituées par la nature. Parmi ces expériences, les unes sont utiles à la société et l’on prononce alors le mot de vertu ; les autres sont nuisibles, et l’on prononce le mot de vice ou de crime. Ces dernières sont pourtant les plus significatives, et il manquerait un élément essentiel à la science de l’esprit, si Néron, par exemple, ou tel tyran italien du XVème siècle n’avait pas existé. »

Il ne considère plus l’humanité pensante que comme une substance propre à l’expérimentation psychologique. Il s’exprime de la sorte dans l’Anatomie de la volonté :

« Spinosa se vantait d’étudier les sentiments humains, comme le mathématicien étudie ses figures de géométrie ; le psychologue moderne doit les étudier, lui, comme des combinaisons chimiques élaborées dans une cornue, avec le regret que cette cornue ne soit pas aussi transparente, aussi maniable que celle des laboratoires. »

Voilà à quel degré d’inhumanité le zèle sublime et monstrueux de la science a poussé cet homme simple, désintéressé, honnête, ce solitaire qui, par la pureté de sa vie mériterait d’être appelé comme Littré, un saint laïque.

Malheureusement il a un disciple, le jeune Robert Greslou, qui met en pratique les doctrines du grand homme. Très instruit, très intelligent, mû par un sensualisme cruel et par un orgueil implacable, atteint d’une névrose héréditaire, ce nouveau Julien Sorel, précepteur dans une famille noble d’Auvergne, séduit froidement et méthodiquement la sœur de son élève, la généreuse et romanesque Charlotte de Jussat, qui se donne à lui à la condition expresse qu’ils mourront ensemble. Il ne l’obtient qu’après avoir juré de s’empoisonner avec elle ; et, quand elle s’est donnée, il refuse également et de la tuer et de mourir. Flétrie, indignée, désespérée, connaissant trop tard l’homme odieux à qui elle a fait le plus grand sacrifice qu’elle pouvait faire, la fière créature tient du moins sa promesse et s’empoisonne. Robert Greslou et Charlotte de Jussat font songer à deux noms qui n’ont été que trop publiés lors d’un procès récent. Le rapprochement s’imposait à ce point que M. Bourget lui-même a pris soin d’avertir le public que le plan de son roman était arrêté avant l’affaire de Constantine. Il n’est pas permis de mettre en doute une affirmation de M. Paul Bourget. Il n’est pas possible de contester sa sincérité quand il dit : « Je voudrais qu’il n’y eut jamais eu dans la vie réelle de personnages semblables, de près ou de loin, au malheureux disciple qui donne son nom à ce roman. » D’ailleurs, je viens de montrer que ces idées sont portées dans son esprit depuis très longtemps. Il importe seulement de remarquer que le héros de M. Paul Bourget, qui épargne la vie de sa victime en même temps que la sienne propre, commet, en séduisant une jeune fille, plutôt une très mauvaise action qu’un crime proprement dit. Je n’ai pas à dire comment, accusé d’empoisonnement et acquitté par le jury, il est tué d’un coup de pistolet par le frère de la victime, un homme d’action, point psychologue du tout, un soldat.

Le livre de M. Paul Bourget pose le problème : Certaines doctrines philosophiques, le déterminisme, par exemple, et le fatalisme scientifique, sont-elles par elles-mêmes dangereuses et funestes ? Le maître qui nie le bien et le mal est-il responsable des méfaits de son disciple ? On ne peut pas nier que ce soit là une grande question.

Certaines philosophies qui portent en elles la négation de toute morale ne peuvent entrer dans l’ordre des faits que sous la forme du crime. Dès qu’elles se font acte, elles tombent sous la vindicte des lois.

Je persiste à croire, toutefois, que la pensée a, dans sa sphère propre, des droits imprescriptibles et que tout système philosophique peut-être légitimement exposé.

C’est le droit, disons mieux, c’est le devoir de tout savant qui se fait une idée du monde d’exprimer cette idée quelle qu’elle soit. Quiconque croit posséder la vérité doit le dire. Il y va de l’honneur de l’esprit humain. Hélas ! nos vues sur la nature ne sont, dans leur principe, ni bien nombreuses, ni bien variées ; depuis que l’homme est capable de penser, il tourne sans cesse dans le même cercle de concepts. Et le déterminisme, qui nous effraye aujourd’hui, existait, sous d’autres noms, dans la Grèce antique. On a toujours disputé, on disputera toujours sur la liberté morale de l’homme. Les droits de la pensée sont supérieurs à tout. C’est la gloire de l’homme d’oser toutes les idées. Quant à la conduite de la vie, elle ne doit pas dépendre des doctrines transcendantes des philosophes.

Elle doit s’appuyer sur la plus simple morale. Ce n’est pas par le déterminisme, c’est l’orgueil qui a perdu Robert Greslou. Du temps que Spinosa habitait la Haye, chez Henri Van der Spyck, son hôtesse lui demanda un jour si c’était son sentiment qu’elle put être sauvée dans la religion qu’elle professait ; à quoi le grand homme lui répondit : « Votre religion est bonne, vous n’en devez pas chercher d’autre, ni douter que vous n’y fassiez votre salut, pourvu qu’en vous attachant à la pitié vous meniez en même temps une vie paisible et tranquille. »

II                                        Haut de page  

Dans ce beau roman du Disciple, dont nous avons parlé, M. Paul Bourget agite, avec une rare habileté d’esprit, de hautes questions morales qu’il ne résout pas. Et comment les résoudrait-il ? Le dénouement d’un conte ou d’un poème est-il jamais une solution ? C’est assez pour sa gloire et pour notre profit qu’il ait sollicité vivement toutes les âmes pensantes. M. Paul Bourget nous a montré le jeune élève d’un grand philosophe commettant un crime odieux sous l’empire des doctrines déterministes ; et il nous a amenés à nous demander avec lui dans quelle mesure la conduite du disciple engageait la responsabilité du maître.

Ce maître, M. Adrien Sixte, se sent lui-même profondément troublé, et, loin de se laver les mains des hontes et du sang qui rejaillissent jusqu’à lui, il courbe la tête, il s’humilie, il pleure. Bien plus : il prie. Son cœur n’est plus déterministe. Qu’est-ce à dire ? C’est-à dire que le cœur n’est jamais tout à fait philosophe et qu’on le trouve vite prêt à repousser les vérités auxquelles notre esprit s’attache obstinément. M. Sixte, qui est un homme, a été troublé dans sa chair. C’est tout le sens que je puis tirer de cette partie du récit. Mais M. Sixte doit-il être tenu pour responsable du crime de son disciple ?

En professant l’illusion de la volonté et la subjectivité des idées de bien et de mal, a-t-il commis lui-même un crime ? M. Bourget ne l’a pas dit, il ne pouvait, il ne devait pas le dire. Le trouble moral de M. Sixte nous enseigne du moins que l’intelligence ne suffit pas seule à comprendre l’univers et que la raison ne peut méconnaître impunément les raisons du cœur. Et cette idée se montre comme une lueur douce et pure, dont ce livre est tout illuminé.

M. Brunetière a été très frappé du caractère moral d’une telle pensée, et il en a f&licité M. Paul Bourget dans un article dont je ne saurais trop loué l’argumentation rigoureuse, mais qui, par sa doctrine et ses tendances, offense grièvement cette liberté intellectuelle, ces franchises de l’esprit, que M. Brunetière devrait être, ce me semble, un des premiers à défendre, comme il est un des premiers à en user. Dans cet article, M. Brunetière commence par demander si les idées agissent ou non sur les mœurs. Il faut bien lui accorder que les idées agissent sur les mœurs et il en prend avantage pour subordonner tout les systèmes philosophiques à la morale. « C’est la morale, dit-il, qui juge la métaphysique. » Et remarquez qu’en décidant ainsi il ne soumet pas la métaphysique, c'est-à-dire les diverses théories des idées, à une théorie particulière du devoir, à une morale abstraite. Non, il livre la pensée à la merci de la morale pratique, autrement dit à l’usage des peuples, aux préjugés, aux habitudes, enfin, à ce qu’on appelle les principes. C’est uniquement d’après les principes qu’il appréciera les doctrines. Il le dit expressément :

« Toutes les fois qu’une doctrine aboutira par voie de conséquence logique à mettre en question les principes sur lesquels la société repose, elle sera fausse, n’en faites pas de doute ; et l’erreur en aura pour mesure de son énormité la gravité du mal même qu’elle sera capable de causer à la société. » Et, un peu plus loin, il dit des déterministes que « leurs idées doivent être fausses puisqu’elles sont dangereuses. » Mais il ne songe pas que les principes sociaux sont plus variables encore que les idées des philosophes et que, loin d’offrir à l’esprit une base solide, ils s’écroulent dès qu’on y touche.

Il ne songe pas non plus qu’il est impossible de décider si une doctrine, funeste aujourd’hui dans ses premiers effets, ne sera pas demain largement bienfaisante.  Toutes les idées sur lesquelles repose aujourd’hui la société ont été subversives avant d’être tutélaires, et c’est au nom des intérêts sociaux, qu’invoque M. Brunetière, que toutes les maximes de tolérance et d’humanité ont été longtemps combattues.

Pas plus que vous je ne suis sûr de la bonté de tel système et, comme vous, je vois qu’il est en opposition avec les mœurs de mon temps. Mais qui me garantit de la bonté de ces mœurs ? Qui me dit que ce système, en désaccord avec notre morale, ne s’accordera pas un jour avec une morale supérieure ?

Notre morale est excellente pour nous ; elle l’est ; elle doit l’être. Encore est-ce trop humilier la pensée humaine que d’attacher à des habitudes qui n’étaient point hier et qui demain ne seront plus. Le mariage, par exemple est d’ordre moral. C’est une institution doublement respectable par l’intérêt que lui portent et l’Eglise et l’Etat. Il convient de ne le dépouiller d’aucune parcelle de sa force et de sa majesté ; mais ce serait aujourd’hui en France, comme jadis au Malabar, l’usage de brûler les veuves de qualité sur le bûcher de leur époux, assurément une philosophie, qui tendrait, par voie de conséquence logique, à l’abolition de cet usage, mettrait en péril un principe social : en serait-elle pour cela fausse et détestable ? Quelle philosophie jugée par les mœurs n’a pas d’abord été condamnée ? A la naissance du christianisme, est-ce que ceux qui croyaient à un Dieu crucifié n’étaient pas tenu par cela même pour les ennemis de l’Empire ?

Il ne saurait y avoir pour la pensée pure une pire domination que celle des mœurs. Longtemps la métaphysique fut soumise à la religion : Philosophia ancilla theologiae. Du moins avait-elle alors une maîtresse stable, constante dans ses commandements. Je sais bien que c’est le fanatisme scientifique, le déterminisme darwinien qui est le seul en cause pour le moment. Vraie ou non au point de vue scientifique, cette doctrine est absolument condamnée par M. Brunetière au nom de la morale.

« Fussiez-vous donc assuré, dit-il, que la concurrence vitale est la loi du développement de l’homme, comme elle l’est des autres animaux ; que la nature, indifférente à l’individu, ne se soucie que des espèces, et qu’il n’y a qu’une raison ou qu’un droit au monde, qui est celui du plus fort, il ne faudrait pas le dire, puisque de suivre « ces vérités » dans leurs dernières conséquences, il n’est personne aujourd’hui qui ne voie que ce serait ramener l’humanité à sa barbarie première. »

Vous craigniez que le darwinisme systématique vous ramène à la nature, en supprimant les idées sociales qui seules nous en séparent.

Ces craintes, quand on y songe, sont bien vaines. J’ignore les destinées futures du déterminisme scientifique, mais je ne puis croire qu’il nous ramène un jour à la barbarie primitive ! Considérez que, s’il était aussi funeste qu’on croit, il aurait détruit l’humanité depuis longtemps. Car il est, dans son essence, aussi vieux que l’homme même, et les mythes primitifs, l’antique fable d’Œdipe attestent que l’idée de l’enchaînement fatal des causes occupait déjà les peuples enfants dans leur héroïque berceau.

M. Brunetière n’accorde aux vérités de l’ordre scientifique qu’une confiance très médiocre. En cela, il montre un esprit judicieux. Ces vérités sont précaires et transitoires. La philosophie de la nature est toujours à refaire. Il y a quelque amertume à songer que nous n’avons de toutes choses que des lueurs incertaines. Je confesserai volontiers que la science n’est qu’inquiétude et que trouble et que l’ignorance, au contraire, a des douceurs non pareilles. Quel est donc ce disciple de Jean-Jacques qui disait : » La nature nous a donné l’ignorance pour servir de paupière à notre âme » ? On trouve dans la Chaumière indienne un éloge exquis de la sainte ignorance.

« L’ignorance, dit Bernardin, à la considérer seule et sans la vérité avec laquelle elle a de si douces harmonies, est le repos de notre intelligence ; elle nous fait oublier les maux passés, nous dissimule les présents ; enfin, elle est un bien, puisque nous la tenons de la nature. »

Oui, à certains égards, elle est un bien, je l’avoue, sans craindre que M. Brunetière abuse contre moi de cet aveu. Car il verra tout de suite par quels chemins je la ramène à cette philosophie antisociale, à ce culte sentimental de la nature, à ces doctrines de Jean-Jacques qui lui semblent les voies les plus criminelles de l’esprit humain.

Il craindra que cette bienfaisante et pure ignorance, si on la laissait faire, ne nous ramenât à la brutalité primitive et au cannibalisme. Et peut-être, en effet, nous reconduirait-elle plus sûrement que toutes les doctrines déterministes à l’âge de pierre, aux rudes mœurs des cavernes et à la police barbare des cités lacustres.

Ne disons pas trop de mal de la science. Surtout ne nous défions pas de la pensée. Loin de la soumettre à notre morale, soumettons-lui tout ce qui n’est pas elle. La pensée, c’est tout l’homme. Pascal l’a dit : « Toute notre dignité consiste en la pensée. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale. »

Laissons toutes les doctrines se produire librement, n’ameutons jamais contre elles les petits dieux domestiques qui gardent nos foyers. N’accusons jamais d’impiété la pensée pure. Ne disons jamais qu’elle est immorale, car elle plane au-dessus de toutes les morales. Ne la condamnons pas surtout pour ce qu’elle peut apporter d’inconnu. Le métaphysicien est l’architecte du monde moral. Il dresse de vastes plans d’après lesquels on bâtira peut-être un jour. En quoi faut-il que ses plans s’accordent avec le type de nos habitations actuelles, palais ou masures ? Faut-il toujours que, comme les architectes du temple de Vesta, on copie, même en un sanctuaire de marbre, les huttes de bois des aïeux ?

C’est la pensée qui conduit le monde. Les idées de la veille font les mœurs du lendemain. Les Grecs le savaient bien quand ils nous montraient des villes bâties aux sons de la lyre. Subordonner la philosophie à la morale, c’est vouloir la mort même de la pensée, la ruine de toute spéculation intellectuelle, le silence éternel de l’esprit. Et c’est arrêter du même coup le progrès des mœurs et l’essor de la civilisation.

III                                     Haut de page

A l’occasion du Disciple, M. Brunetière s’était efforce de démontrer dans la Revue des deux Mondes que les philosophes et les savants sont responsables, devant la morale, des conséquences de leurs doctrines et que toute physique comme toute métaphysique, cesse d’être innocente quand elle ne s’accorde pas avec l’ordre social. La revue Rose s’alarma, non sans quelque raison, à mon sens, d’une doctrine qui subordonne la pensée à l’usage et tend à consacrer d’antiques préjugés. Moi-même je me permis de défendre non telle ou telle théorie scientifique ou philosophique, mais les droits même de l’esprit humain, dont la grandeur est d’oser tout penser et tout dire. J’étais persuadé - et je le suis encore – que le plus noble et le plus légitime emploi que l’homme puisse faire de son intelligence est de se représenter le monde et que ces représentations qui sont les seules réalités que nous puissions atteindre, donnent à la vie tout son prix, toute sa beauté. Mais d’abord il faut vivre, dit M. Brunetière. Et il y a des règles pour cela. Toute doctrine qui va contre ces règles est condamnée.

Il est facile de lui répondre qu’une philosophie, quelle qu’elle soit, si morne, si désolée qu’elle paraisse d’abord, si sombre que semble sa face, change de figure et de caractère dès qu’elle entre dans le domaine de l’action. Aussitôt qu’elle s’empare de l’empire des âmes, aussitôt qu’elle est reine enfin, elle édicte des lois morales en rapport avec les besoins et les aspirations de ses sujets. Sa souveraineté est à ce prix. Car il est vrai qu’avant tout il faut vivre : et la morale n’est que le moyen de vivre. Suivez, par le monde, l’histoire des idées et des mœurs. Sous quel idéal l’homme n’a-t-il pas vécu ? Il a adoré des dieux féroces. Il professa, il professe encore des religions athées. Ici, il nourrit d’éternelles espérances ; ailleurs, il a le culte du désespoir, de la mort et du néant. Et partout et toujours il est moral. Du moins il l’est en quelque façon et de quelque manière. Car, sans morale aucune, il lui est impossible de subsister.

C’est justement parce que la morale est nécessaire que toutes les théories du monde ne prévaudront pas contre elle. Moloch n’empêchait point les mères phéniciennes de nourrir leurs petits enfants. Quel est donc ce nouveau Moloch que la psycho-physiologie prépare dans ses laboratoires et que MM Ch. Richet, Théodule Ribot et Paulhan arment pour l’extermination de la race humaine ? Le déterminisme vous apparaît dans l’ombre comme un spectre effrayant. S’il venait à se répandre dans la conscience de tout un peuple, il perdrait cet aspect lugubre et ne montrerait plus qu’un visage paisible. Alors il serait une religion, et toutes les religions sont consolantes ; même celles qui agitent au chevet du mourant des images terribles ; même celles qui murmurent aux oreilles des justes la promesse de l’infini néant ; même celle qui nous dirait : « Souffrez, pensez, puis évanouissez-vous, ombres sensibles ; l’univers y consent. Il faut que chaque être soit à son tour le centre du monde. Homme, comme l’insecte, ton frère, tu auras été dieu une heure. Que te faut-il de plus ? » Il y aurait encore dans ces maximes une adorable sainteté. Qu’importe au fond ce que l’homme croit, pourvu qu’il croie ! Qu’importe ce qu’il espère pourvu qu’il espère !

Tout ce qu’il découvrira, tout ce qu’il contemplera, tout ce qu’il adorera dans l’univers ne sera jamais que le reflet de sa propre pensée, de ses joies, de ses douleurs et de son anxiété sublime. Une philosophie inhumaine, dit M. Brunetière. – Quel non-sens ! Il ne saurait y avoir rien que d’humain dans une philosophie. Spiritualisme ou matérialisme, déisme, panthéisme, déterminisme, c’est nous, nous seuls. C’est le mirage qui n’atteste que la réalité de nos regards. Mais que seraient les déserts de la vie sans les mirages éclatants de nos pensées ?

Il y a pourtant des doctrines funestes, dit M. Brunetière, et sans le Vicaire Savoyard nous n’aurions pas eu Robespierre. Ce n’est pas l’avis de cet ingénieux et pénétrant Valbert qui vient de défendre son compatriote Jean-Jacques, avec une grâce persuasive. Mais laissons Jean-Jacques et Robespierre et reconnaissons que l’idée pure a plus d’une fois armée une main criminelle.

Qu’est-ce à dire ? La vie elle-même est-elle jamais tout à fait innocente ? Le meilleur des hommes peut-il se flatter à sa mort de n’avoir jamais causé aucun mal ? Savons-nous jamais ce que pourra coûter de deuils et de douleurs à quelque inconnu la parole que nous prononçons aujourd’hui ? Savons-nous, quand nous lançons la flèche ailée, ce qu’elle rencontrera dans sa courbe fatale ? Celui qui vint établir sur la terre le royaume de Dieu n’a-t-il pas dit, un jour, dans son angoisse prophétique : « J’ai apporté le glaive et non la paix ? »

Pourtant il n’enseignait ni la lutte pour la vie, ni l’illusion de la liberté humaine. Quel prophète après celui-là peut répondre que la paix qu’il annonce ne sera pas ensanglantée ? Non, non ! vivre n’est point innocent. On ne vit qu’en dévorant la vie, et la pensée qui est un acte participe de la cruauté attachée à tout acte. Il n’y a pas une seule pensée absolument inoffensive. Toute philosophie destinée à régner est grosse d’abus, de violences et d’iniquités. Dans ma première réponse, je n’ai pas eu de peine à montrer que l’idée, chère à M. Brunetière, de la subordination de la science à la morale est d’une application fâcheuse. Elle est vieille comme le monde et elle a produit, durant son long empire sur les âmes, des désastres lamentables. Cette démonstration lui a été sensible, si j’en juge par la vivacité avec laquelle il la repousse. Il voudrait bien au moins que je ne visse point que l’idée contraire, celle de l’indépendance absolue de la science présente certains dangers ; car alors, il triompherait aisément de ma simplicité. Je ne puis lui donner cette joie. Je vois les périls réels qu’il a beaucoup grossis. Ce sont ceux de la liberté. Mais l’homme ne serait pas l’homme s’il ne pensait librement. Je me range du coté où je découvre le moindre mal associé au plus grand bien. La science et la philosophie issue de la science ne font pas le bonheur de l’humanité ; mais elle lui donne quelque force et quelque honneur. C’est assez pour les affranchir. En dépit de leur apparente insensibilité, elles concourent à l’adoucissement des mœurs, elles rendent peu à peu la vie plus riche, plus facile et plus variée. Elles conseillent la bienveillance, elles sont indulgentes et tolérantes. Laissez-les faire. Elles élaborent obscurément une morale qui n’est point faite pour nous, mais qui semblera peut-être un jour plus heureuse et plus intelligente que la notre. Et pour en revenir au roman si intéressant de M. Paul Bourget, ne forçons point ce bon M. Sixte à brûler ses livres parce qu’un misérable y a trouvé peut-être des excitations à sa propre perversité. Ne condamnons pas trop vite ce brave homme comme corrupteur de la jeunesse. C’est là, vous le savez, une condamnation que la postérité ne confirme pas toujours. Ne parlons pas avec trop d’indignation de l’immoralité de ses doctrines. Rien ne semble plus immoral que la morale future. Nous ne sommes point les juges de l’avenir.

Dernièrement, j’ai rencontré d’aventure, dans les Champs-Elysées, un des plus illustres savants de cette école psycho-physiologique qui offense si grièvement la piété inattendue de M. Brunetière. Il se promenait tranquillement sous les marronniers verdis par la sève d’automne et portant de jeunes feuilles que flétrit déjà le froid des nuits et qui ne pourront pas déployer leur large éventail. Et je doute que ce spectacle ait contribué à lui inspirer une confiance absolue dans la bonté de la nature et dans la providence universelle. D’ailleurs, il n’y prenait pas garde ; il lisait la Revue des Deux Mondes. Dès qu’il me vit, il me donna naturellement raison contre M. Brunetière. Il parla à peu près en ses termes. Son langage vous semblera peut-être rigoureux ; n’oubliez point que c’est un très grand psycho-physiologiste :

« Le vieux Sixte, dont M. Paul Bourget nous a fort bien exposé les doctrines, explique, comme Spinosa, l’illusion de la volonté par l’ignorance des motifs qui nous font agir et des causes sourdes qui nous déterminent. La volonté est pour lui, comme pour M. Ribot ‘je m’efforce de citer exactement), un état de conscience final qui résulte de la coordination plus ou moins complexe d’un groupe d’états conscients, subconscients ou inconscients qui, tous réunis, se traduisent par une action ou un arrêt, état de conscience qui n’est la cause de rien, qui constate une situation, mais qui ne la constitue pas. Il estime avec M. Charles Richet, que la volonté, ou l’attention qui est la forme la plus nette de la volonté, semble être la conscience de l’effort et la conscience de la direction des idées. L’effort et la direction sont imposés par une image ou par un groupe d’images prédominantes, par des tentations et des émotions plus fortes que les autres. » Voilà ce qu’enseigne M. Sixte. Serons-nous en droit de conclure que le crime de Greslou est le naturel produit de ces théories, qu’une pleine responsabilité incombe de ce chef aux théoriciens et que nous sommes tenus désormais, comme le prétend M. Brunetière, de suspendre prudemment nos analyses psycho-physiologiques et nos synthèses approximatives de la vie de l’esprit ? Enfin, cette science, ou si vous aimez mieux cette étude de certains problèmes, parvenue au point d’atteindre des résultats incomplets, je l’accorde, mais assurément digne d’attention, doit-elle brusquement abandonnée ? Devons-nous faire le silence sur ce qui est acquis ou semble l’être et renoncer à la conquête encore incertaine d’une vérité peut-être dangereuse à connaître ? Puisqu’aussi bien M. Brunetière pose la question sur le terrain de l’intérêt social, nous consentons à l’y suivre et nous ne nieront pas absolument le danger possible de telles ou telles théories mal comprises. Oui, je concède que Greslou, mal organisé et profondément atteint de « misère psychologique, » comme il l’était, a pu trouver dans l’œuvre du maître certaines idées génératrices de certains états de conscience, qui, coordonnés avec « des groupes d’états antérieurs, » conscients, subconscients ou inconscients » (cette coordination ayant pour facteur principal le caractère, qui n’est que l’expression psychique d’un organisme individuel), ont pu se traduire par une action, - action criminelle, - par un arrêt, - arrêt des impulsions honnêtes, - mais c’est là tout ce que je vous accorde. Et que le maître soit, à quelque degré qu’on le suppose, responsable des errements du disciple, il est, à mon sens, aussi raisonnable de le soutenir que d’accuser Montgolfier de la mort de Grocé-Spinelli. Je prévois la réponse de M. Brunetière. L’aérostation, me dira-t-il, est une découverte avantageuse en somme et qu’on pouvait acheter au prix de la vie de plusieurs victimes, tandis que la psycho-physiologie est une illusion, et l’intérêt social vaut à coup sûr le sacrifice d’une illusion. Si M. Brunetière parlait de la sorte, - et je crois que c’est bien là sa pensée, - nous ne serions pas près de nous entendre ; mais la question serait mieux posée. Nous en viendrions à rechercher si la science et l’observation n’appuient pas déjà solidement nos essais de psycho-physiologie. Et alors, pour peu que M. Brunetière, hésite à frapper de nullité nos recherches et nos travaux, il n’osera plus en condamner la divulgation. Car je ne veux pas croire encore qu’il soit tout à fait brouillé avec la liberté intellectuelle et l’indépendance de l’esprit humain. Quand de l’arbre de la science un fruit tombe, c’est qu’il est mûr. Nul ne pouvait l’empêcher de tomber.

Ayant ainsi parlé, l’illustre psycho-physiologiste me quitta. Et je songeais que la plus grande vertu de l’homme est peut-être la curiosité. Nous voulons savoir ; il est vrai que nous ne saurons jamais rien. Mais nous aurons du moins opposé au mystère universel qui nous enveloppe une pensée obstinée et des regards audacieux ; toutes les raisons des raisonneurs ne nous guériront point, par bonheur, de cette grande inquiétude qui nous agite devant l’inconnu.   

(Source : La Vie Littéraire III Edito Service)                                                                                                                        Haut de page                

                                                                                                                                                                                                                            Commentaire

Anatole France se situe d’abord par rapport à l’auteur ce qui lui permet de faire état des opinions et qualités de ce dernier en qui il reconnaît le « philosophe » d’un petit groupe de jeunes gens auquel lui-même appartenait. Abordant l’ouvrage, il en limite la portée à un « conte » et affirme le droit, le devoir, pour un penseur de proclamer ce qu’il croit être la Vérité. Le débat à ce moment a lieu d’abord entre Brunetière et France au sujet de l’œuvre de Paul Bourget et ce sont les idées issues de la science qui sont en cause, mais, se profile derrière ce débat comme dans le Disciple, toute théorie philosophique ou autre.

L’affirmation d’Anatole France est importante et devrait nous amener à réfléchir sur ce qu’on appelle la « modernité ». La première approche pourrait être qu’Anatole France est dans ce face à face, le « moderne » et que Bourget est tel qu’on le considère habituellement, le « conservateur » voire, le « réactionnaire ». Pourtant si l’on considère que la modernité est ce qui se fait actuellement, force est de constater que le moderne n’est pas celui que l’on pense, du moins en France ou que nous ne sommes pas, nous, modernes. En effet, qu’en est-il aujourd’hui du devoir de dire, pour un penseur, ce qu’il estime être la Vérité ? Non seulement ce devoir n’est aucunement reconnu, mais la loi interdit certaines opinions, allant plus loin que Paul Bourget qui se contentait de souligner la responsabilité de celui qui les émet ! En France, aujourd’hui, le « moderne », celui qui triomphe au-delà de ce qu’il souhaitait, c’est Bourget ! Vous me direz que la loi n’interdit pas beaucoup d’opinions, que ces opinions sont abominables ! Mais n’est-il pas vrai que ces opinions interdites sont la « vérité » de certains ? Quelles sont aptes à produire une « morale », une morale ignoble certes et criminelle, mais d’autres théories, comme la libérale aujourd’hui à l’action dans le monde, produisent des morts par millions sans que personne ne s’en alarme ! Certaines opinions sont dangereuses et il est légitime de les interdire ? Oui, je veux bien le concevoir, d’autant plus que je suis pleinement solidaire des victimes potentielles. Mais force m’est de revenir, dans ce contexte sur le face à face France – Bourget, c’est au second que nous donnons raison et au-delà de ce qu’il demandait !

Dans le texte d’Anatole France, et surtout quand il s’en prend à Brunetière, on peut noter au passage de nombreuses affirmations d’Anatole France bien trop optimistes sur la capacité de l’humanité à rester dans une morale acceptable face à certaines théories. Cependant la lecture du texte de Brunetière, ses basses insinuations (comme la recherche d'honneur, de fortune ... de ceux qu'il attaque) autant que l'ombre de la censure qui se profile derrière lui, que la naïveté qui est la sienne de penser qu'une idée peut-être plus inoffensive qu'une autre tant que ni l'une ni l'autre n'appellent au crime, font que l'on rejoint Anatole France.

Faut-il interdire ou non certaines idées ? Je dis non de toute mon espérance, mais je n’ai pas vraiment de réponse. Aujourd’hui, en France, d’autres ont répondu pour moi, leur réponse ne me satisfait pas car elle est une brèche dans la liberté d’expression (1), une brèche qui peut, un jour, se révéler incontrôlable. D’autre part, je ne puis dire que je ne suis pas heureux qu’ils m’aient, en prenant une mesure qui me dérange, permis de ne plus entendre des choses abominables, insupportables et qu’ils aient par là réduit l’éventualité du retour de certaines atrocités.

Il est vrai que le débat se situait alors autour du déterminisme et non autour de saloperies telles que le nazisme, le racisme et son appendice immonde : l’antisémitisme.

On pourrait également dire que cette législation n’est que la protection obligée qui pallie au défaut d’éducation ! Si l’éducation, la culture, étaient au niveau que notre civilisation aurait due atteindre en faisant évoluer le domaine spirituel et moral au même rythme que le domaine scientifique et technique, nous n’aurions pas à employer des méthodes autoritaires que seule notre décadence, notre faillite justifient. La restriction de libertés dans le but de faire obstacle à la barbarie est causée par un retour à la sauvagerie. Et que les chrétiens ne viennent pas me ressortir leur antienne : c'est l'abandon de la religion qui est cause de cela alors que c'est justement la religion qui a produit l'ignoble : l'antisémitisme !

(1) J'avais écrit "dans la liberté de penser" ce qui peut apparaître comme une chose stupide puisqu'on ne peut empêcher de penser, mais, à la réflexion, interdire la diffusion d'une idée, n'est-ce pas interdire de la penser ? N'est-ce pas réduire le champ dans lequel la penser sera possible ? D'ailleurs c'est bien là le but, on n'interdit la diffusion d'une idée que pour la faire disparaître ou l'empêcher d'exister, on interdit ainsi de [la] penser !

 

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